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rivalisent ; les deux génies, germanique et latin, se disputent pied à pied la possession des territoires et des âmes. Par une chance à la fois détestable et bienheureuse, je vis ma courte vie lorraine précisément dans une période où la bataille, sur ce point géographique, est de plus grande conséquence qu’elle ne fut depuis quatorze siècles. Ne dois-je pas bénir le sort qui, me faisant naître sur la pointe demeurée française de ce noble plateau, m’a prédisposé à comprendre, non seulement avec mon intelligence, mais d’une manière sensible, avec une sorte de volupté triste, le travail séculaire qui pétrit et repétrit sans trêve ma patrie !

Quand Rome, obligée de se défendre elle-même, rappela en Italie, au commencement du Ve siècle, les dernières légions du Rhin, l’Alsace devint tout entière la proie des barbares, qui déjà la possédaient en partie, et sur l’extrémité orientale du plateau lorrain la langue allemande succéda à la langue latine. Le savant M. Pfister a relevé la frontière linguistique. Elle passe un peu à l’est de ce Tarquimpol où je séjournais durant le mois d’octobre. Avec leurs fosses peu profondes et leurs frêles roseaux, les étangs firent un obstacle de quatorze siècles à la Germanie. Du VIe siècle jusqu’à la dernière guère franco-allemande, cette limite naturelle des pays deutsch et welche (ce sont les termes locaux) n’a jamais bougé à notre désavantage. Parfois même notre influence politique et morale monta vers l’Est plus haut que Rome n’avait jamais atteint. Hélas ! depuis trente années, nous fléchissons. Les populations welches qui avaient échappé aux invasions du VIe siècle, et qui, en conséquence, avaient sans interruption parlé latin, et puis français, n’ont pas pu supporter l’annexion de 1871. Elles sont parties en masse dès le principe, et, chaque année, continuent de s’expatrier.

Ce n’est point assez de dire que ce vieux pays celtique et romain se vide de la France : sur de longs espaces, positivement, il devient un désert. Les Allemands, qui se pressent en Alsace, hésitent à s’installer dans cette Lorraine où ils se sentent étrangers et perdus. De nombreux villages sont tombés de six cents habitans à trois cents. Et tandis que les industriels amènent des milliers d’ouvriers italiens, voici que les fermiers embauchent des équipes de Polonais.

J’ai pu le bien voir, ce grave dépérissement de la Lorraine annexée, parce que le beau-frère de mon hôte, un jeune homme