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quelle façon elle doit l’accueillir, quand il lui parle de ses inquiétudes. Enfin, après deux ans d’absence, le couple revient à Pesaro : mais combien changé de ce qu’il était au départ pour Rome ! Le mari a définitivement perdu son ancienne confiance dans l’affection de sa femme ; il s’est déshabitué de chercher en elle une collaboratrice et une confidente ; il s’éloigne d’elle, instinctivement, se résigne à souffrir en silence de sa double maladie corporelle et morale. La femme, déçue et ennuyée, rendue plus faible encore par le sentiment de sa solitude, — et du reste plus belle, plus séduisante que jamais, — est prête pour le premier amant qui voudra la prendre.

Qu’elle ait eu des amans, après son retour à Pesaro, et jusqu’à la mort de son mari, c’est de quoi l’on ne peut guère sérieusement douter. Il est vrai que son histoire, durant ces deux années, est loin de nous apparaître avec la même clarté qu’elle nous est apparue jusque-là, grâce à ses propres lettres et aux souvenirs des témoins de sa vie. Ceux-ci ne nous parlent plus d’elle qu’à mots couverts, ou bien avec un parti pris évident de l’accuser ou de la défendre ; et elle-même, dans ses lettres, a désormais un ton affecté et contraint où rien ne subsiste plus de son exubérante franchise de naguère. Mais le peu que nous savons suffit pour deviner que sa conduite est maintenant devenue un scandale public. Tantôt nous la voyons se compromettre avec un gros receveur des finances, qui la poursuit, en plein jour, par les rues de la ville. Une autre fois, le soir, dans la campagne, le colonel Busi la rencontre en train de se quereller avec un certain Gavelli, qui, tout à coup, la frappe violemment du poing et s’enfuit en la couvrant d’injures. La malheureuse, nous le sentons, a cessé de s’appartenir : une véritable folie s’est emparée d’elle, dont elle ne s’éveillera plus que sous le choc soudain de la catastrophe.

Le mari, de son côté, pendant ces deux années, continue à souffrir de la maladie de foie qu’il a rapportée de Rome, — et dont sa femme, comme nous avons vu, s’accusera ensuite d’avoir été « la première cause. » Il s’inquiète, se désole, pleure : et sa femme persiste à se moquer de sa « mélancolie, » comme il s’est moqué trop longtemps des craintes ou des tentations qu’elle lui confessait. A tous ses amis elle répète que la maladie de Giulio est absolument imaginaire. « On a consulté plusieurs médecins, écrit-elle, et tous ont répondu la même chose, lui assurant qu’il finira par être atteint d’une maladie sérieuse s’il ne s’enlève pas de la tête la peur d’être déjà sérieusement malade. » Jusqu’au bout, avec un aveuglement incroyable, c’est sur ce ton quelle va parler de la santé d’un homme qui se meurt, épuisé,