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DIALOGUE


« — Tu es l’Amour. Veux-tu ces roses que tu touches ?
Elles ont la chaleur et la pourpre des bouches
Qui murmurent ton nom dans l’ombre, ô fier Amour !
Pour sceptre entre tes mains veux-tu ce glaïeul lourd ?
En couronne à ton front faut-il que j’assouplisse
La branche droite où luit la feuille verte et lisse
De ce jeune laurier qui pousse dans le vent ?
Parle. Tout le jardin au feuillage mouvant
Est à toi ; son printemps pour te plaire est éclos,
Et ses plantes, ses fleurs, ses arbres et ses eaux
Attendaient avec moi ton heure et ta venue.
Regarde-les. Voici ton temple et ta statue…
Mais pourquoi restes-tu toujours silencieux,
O cher Amour ? L’offrande est petite à tes yeux,
Je le sais. Ma maison est derrière ce hêtre.
Suis-moi. Voici la clé de la porte. Pénètre
Dans la salle où la table est servie à ta faim.
Les fruits juteux, le lait, l’onde fraîche, le vin,
Goûtes-y. Laisse-moi, cher hôte, sur la dalle,
A genoux, délier doucement ta sandale
Et baiser tes pieds nus qui t’ont mené vers moi.
La route t’a blessé. Tu es las, mais pourquoi
Ce regard, ce sourire amer et ce silence ?
N’est-ce donc pas ainsi qu’on t’accueille ? Commence
A boire et je boirai dans ta coupe… J’ai peur
Car te voici debout avec une lueur
Farouche dans les yeux que je croyais si doux.
Qu’as-tu donc ? Qu’ai-je fait ? Tu grandis tout à coup,
L’ombre remplit la salle et la lampe s’éteint ;
J’ai peur. Tes mains ont pris brusquement mes deux mains.
Ne serre pas ainsi mes poignets sans courage…
Ton souffle me renverse et me brûle au visage,
Je tremble. Je te hais. J’ai peur. Ton corps est lourd.
Tu veux ma vie. Elle est à toi. Tu es l’Amour. »

« — Je suis l’Amour. Ecoute-moi. Mes mains sont fortes.
C’est en vain à mes pas que l’on ferme les portes