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vous aime, parce que vous avez beaucoup senti et beaucoup souffert. » Combien il faut savoir gré à M. Jusserand d’avoir pris le contre-pied de cette théorie et dissipé ce préjugé dans une des meilleures parties de son étude ! « Les cas où percent sans contestation possible les idées personnelles de Shakspeare sont, en réalité, très rares : ce sont ceux où le personnage s’écarte de son sujet et de son rôle, et émet des jugemens qui n’ont rien à voir avec la pièce, de ceux encore où la même appréciation est réitérée en diverses œuvres, avec une fréquence montrant un parti pris et une idée arrêtée. Quand Hamlet se plaint de la ruineuse concurrence faite par les troupes d’enfans aux comédiens adultes, il est certain que Shakspeare parle ici par sa bouche. Quand le dramaturge refait et recommence, toujours avec un évident plaisir, l’éloge de la terre natale, « cette pierre précieuse enchâssée dans l’argent de la mer » ou l’éloge de la musique, la satire du populaire et celle des gens de cour… il est certain qu’il dit ce qu’il pense et nous révèle ses propres sentimens. Mais ce sont des occasions peu communes. Pour l’ordinaire, il est vrai créateur : il donne à ses personnages avec la vie l’indépendance ; ils ont leur libre arbitre ; ils parlent à leur guise, seuls responsables de leurs opinions. » Le fait est que Shakspeare ayant exprimé tour à tour et avec une force égale, tous les sentimens qui peuvent faire battre le cœur humain, rien n’est plus arbitraire que de choisir entre tant de personnages ceux dont il aurait fait ses porte-paroles. Tout juste peut-on, dans la succession de ses pièces, noter la teinte différente de l’ensemble, conjecturer que l’esprit de l’auteur va s’assombrissant, ou plutôt que, les mirages de la jeunesse s’étant évanouis, il en vient à se trouver directement en face de la vie et à en toucher le fond douloureux. Si dans l’œuvre de Shakspeare, on rencontre de larges échappées de poésie, si les personnages y donnent libre cours à l’expression de leurs tristesses et de leurs joies, ou s’ils associent au drame toute la nature, encore ne peut-on dire que cette œuvre soit lyrique au sens où le lyrisme est la poésie personnelle. Au contraire, par sa variété et par son caractère objectif, elle pourrait servir du meilleur argument pour établir que le don spécifique de l’écrivain de théâtre est l’impersonnalité.

Prenons-en donc notre parti. Shakspeare a vécu en bourgeois de Stratford, comme Corneille en bourgeois de Rouen, et, s’il a soufflé son âme à Hamlet, c’est dans la mesure où Racine s’est exprimé par la bouche de Pyrrhus ou d’Oreste. Ce sont des points qu’il était utile de préciser, mais qui sont d’ailleurs secondaires. Un autre beaucoup plus