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après la mort du poète. A Londres où il vit dans le monde des comédiens, il mène le genre d’existence et il a les mœurs qui y sont usuelles, et qui ne sont rien moins que sévères : il fréquente les tavernes, où apparemment il ne se borne pas à discuter des règles du théâtre avec Jonson, et il ne se pique nullement de fidélité conjugale Mais il a soin de retourner périodiquement dans sa ville natale de Stratford, où il retrouve ses parens, sa femme, ses enfans, son intérieur et son ménage. Il entend y être un personnage de considération : il relève les affaires de son père, le marchand gantier, qui s’était parfaitement ruiné, et se met en tête d’obtenir des armoiries pour cet insolvable de la veille. Il acquiert la plus belle maison du pays, prend à ferme les dîmes de Stratford, opération qui lui rapporte force gains et procès, et se montre sans tendresse pour les débiteurs inexacts. Vers 1610, bien qu’il n’eût encore que quarante-six ans et qu’il fût au comble du succès, il juge le moment venu de réaliser son rêve qui est aussi bien celui de tous les bourgeois : se retirer après fortune faite. Il rentre dans sa ville natale, s’établit dans sa belle maison, et, avec le pratique bon sens qu’apportait à toute chose le riche « M. Shakspeare de Stratford sur Avon, gentleman, » il marie ses filles dans le pays à des gens de leur milieu, l’une à un médecin, l’autre à un marchand de vin. « Ni l’une ni l’autre ne semble avoir reçu une éducation supérieure à celle que le bonhomme Chrysale souhaite aux filles de bourgeois. Judith Shakspeare pouvait, au besoin, signer son nom ; mais, comme son grand-père, elle s’épargnait parfois cette peine en faisant une croix. » Que Shakspeare ait vieilli maire de sa commune et marguillier de sa paroisse, il n’y a rien là de surprenant ; ce qui est surprenant plutôt, c’est qu’il y ait eu des gens pour s’en étonner.

À cette erreur qui consiste à imaginer l’homme d’après l’écrivain et à transporter dans sa vie les passions de son œuvre, en correspond une autre, non moins fréquente, qui consiste à supposer que l’homme a inspiré l’auteur et s’est confessé dans son œuvre. Taine y a cédé, lui aussi, et c’est un des points de vue où il se place le plus volontiers dans son étude, il veut voir Shakspeare lui-même dans les principaux de ses personnages. « Hamlet, c’est Shakspeare et au bout de cette galerie de figures qui ont toutes quelques traits de lui-même, Shakspeare s’est peint dans le plus profond de ses portraits… Parmi eux se trouve une âme plus souffrante, Jacques le Mélancolique, un des personnages les plus chers à Shakspeare, masque transparent derrière lequel on voit la figure du poète… Nous lui disons comme Desdémone à Othello : « Je