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c’est moi qui le premier montrai aux Français quelques perles que j’avais trouvées dans son énorme fumier. » Ainsi se formait l’image « monstrueuse » d’un Shakspeare qui aurait été un fou de génie, un barbare sublime, écrivant dans une espèce d’hallucination, dans une nuit d’où jailliraient des éclairs. C’est elle qui s’est imposée chez nous. Admirateurs ou contempteurs ont jugé également impossible de rendre compte de l’œuvre de Shakspeare par les procédés habituels de la critique et d’en parler avec sang-froid, sans subir quelque atteinte de ce « délire » qui s’en dégage. Nous allons voir comment cette idée a faussé pour longtemps la conception qu’on s’est faite de l’homme et de l’écrivain.

Les romantiques n’ont pas manqué de voir en lui le type du poète tel qu’ils se le représentaient. Pour eux, l’homme de génie ne saurait être l’homme d’ordre, de prudence et de pratique entente de la vie, et le poète ne saurait être un bourgeois, puisqu’il est précisément le contraire. Donc ils fabriquèrent un Shakspeare à souhait, pauvre grand homme errant et souffrant, méconnu, honni, trahi, vivant dans la réalité toutes les passions de ses drames, jetant à la société un perpétuel défi, composant de ses douleurs et de ses erreurs la substance même de son tragique et sombre génie. Bon pour des poètes français de mener une existence de rentiers et de courtisans ! et c’est au surplus ce qui les empêche d’être complètement des poètes… Après cela, et quand on s’adresse aux érudits pour savoir ce qu’ils ont à nous apprendre de précis sur le « doux cygne de l’Avon, » il ne laisse pas d’être piquant de constater que Shakspeare fut un bourgeois jovial. Rien pourtant n’est plus certain, et c’est même sur l’homme et sur sa vie tout ce que l’on sait de certain. Car on a souvent regretté de posséder sur son compte si peu de documens biographiques ; mais cela même peut être en quelque manière une indication : Shakspeare est de ceux dont la vie n’a pas d’histoire, parce qu’elle n’a pas eu d’incidens. Ayant, pour des raisons peu connues, choisi la carrière du théâtre, il en gravit tous les échelons et en occupe tous les emplois : auteur, directeur de troupe, et fournissant son théâtre de pièces, à mesure des besoins de la consommation journalière et au gré de l’actualité. Dans un milieu bruyant, au milieu des querelles et du tumulte que font ses confrères, il suit une route aisée et paisible. Il est bon camarade, facile à vivre, dépourvu de vanité. Il aimé à rire. Les plus anciens témoignages nous le montrent joyeux et non triste. « Son tempérament était avant tout jovial et le poussait à la gaieté, » nous dit Fuller, qui écrit peu de temps