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qualités sont obscurcies par les ordures qu’il mêle dans ses comédies. » Cette note resta manuscrite : elle prouve en tout cas que le nom de Shakspeare avait pénétré en France à la fin du XVIIe siècle. Son œuvre est appréciée dès les premières années du XVIIIe, et les plus anciens jugemens imprimés sur Shakspeare sont encore des jugemens français. « Toutes les gazettes littéraires de langue française avaient entretenu leur public de Shakspeare, bien avant que Lessing commençât, en Allemagne, à partir de 1758, à exposer ses méthodes, expliquer son génie et célébrer sa gloire. » Si donc l’Allemagne devait, par la suite, faire beaucoup pour la gloire de Shakspeare, elle avait été précédée, préparée, initiée par la France. On sait combien de fois la France a rendu aux écrivains étrangers le service de les recommander à l’opinion européenne : Shakspeare est l’un de ceux à qui elle a rendu le plus expressément ce genre de service.

Mais en même temps qu’elle se passionnait pour Shakspeare, la France s’en faisait une image singulière, bizarre, comme d’un écrivain sans analogie avec aucun autre, et auquel ne saurait être appliquée la commune mesure, son originalité étant faite de son étrangeté. C’est dès les premiers temps que nous voyons s’accréditer cette opinion dont nous ne sommes pas encore parvenus à nous dégager entièrement et se former cette idée à travers laquelle, bon gré mal gré, nous continuons d’apercevoir le poète anglais. L’abbé Prévost se réjouit que Shakspeare n’ait pas connu les anciens, car peut-être le contact « lui aurait fait perdre quelque chose de cette chaleur, de cette impétuosité et de ce délire admirable, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui éclate dans ses moindres productions. » Diderot écrit à Tronchin : « Ah ! monsieur, ce Shakspeare était un terrible mortel ; ce n’est pas le gladiateur antique, ni l’Apollon du Belvédère ; mais c’est l’informe et grossier colosse de Notre-Dame : colosse gothique, mais entre les jambes duquel nous passerions tous. » Et on sait en quels termes Voltaire, sur la fin de sa vie, déplorait d’avoir jadis, l’un des premiers, introduit en France le théâtre de ce Gille, de ce bouffon, de ce sauvage : « Auriez-vous les deux volumes de ce misérable Le Tourneur dans lesquels il veut nous faire regarder Shakspeare comme le seul modèle de la véritable tragédie ? Il y a déjà deux tomes imprimés de ce Shakspeare qu’on prendrait pour des pièces de la foire, faites il y a deux cents ans… Il n’y a pas en France assez de camouflets, assez de bonnets d’âne, assez de piloris pour un pareil faquin… Ce qu’il y a d’affreux, c’est que le monstre a un parti en France, et, pour comble de calamité et d’horreur, c’est moi qui, autrefois, parlai le premier de ce Shakspeare ;