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l’étroitesse de notre goût, et de l’entêtement où nous sommes des choses de chez nous. C’est un lieu commun de déplorer que notre XVIIe siècle ait ignoré Shakspeare ; et c’en est un de plaindre le malheureux Corneille qui se débattait contre la tyrannie des règles, sans se douter qu’un exemple si voisin venait de prouver sans réplique l’inanité de ces règles. Mais comment nous fussions-nous avisés du génie de Shakspeare quand on voit que les compatriotes du poète furent à peine plus clairvoyans ? Les contemporains avaient tout juste placé Shakspeare au rang de ses rivaux, et le XVIIe siècle tout entier a pu s’écouler, sans que l’Angleterre se soit doutée qu’elle eût produit son plus grand poète. La première édition des œuvres de Shakspeare, publiée après la mort du poète, ne provoqua aucune espèce d’enthousiasme. Sur l’exemplaire que possède la Bibliothèque nationale, M. Jusserand a relevé les annotations marginales qu’y a mises un de ses anciens propriétaires. Suivant cet Anglais du temps de Dryden, beaucoup de ces pièces sont indifférentes, d’autres assez bonnes, ou bonnes, ou moins bonnes que celles de Dryden. Combien nous sommes loin de la dévotion avec laquelle s’exprimera quelque jour le culte de Shakspeare ! Les fournisseurs de théâtre ne se font pas faute de remettre à la scène ses pièces remaniées, transformées et, à leur avis, améliorées. Qu’en diraient ceux pour qui le texte de la moindre d’entre elles est sacré jusque dans ses interpolations ? Au témoignage de Dryden, Beaumont et Fletcher étaient de son temps joués deux fois plus souvent que Shakspeare. Il arrivait que la critique passât son nom sous silence ; et c’est Addison qui, en 1694, omet de le mentionner dans son Tableau des meilleurs poètes anglais. Au XVIIIe siècle, commence en Angleterre le beau temps de la renommée de Shakspeare ; mais il est remarquable que, si elle se répandit alors sur le continent, c’est en France qu’elle fut d’abord adoptée et trouva ses premiers enthousiastes.

Le plus ancien jugement qui ait été porté hors d’Angleterre sur Shakspeare est un jugement français. M. Jusserand a eu la bonne fortune de le découvrir, et la trouvaille est pour le moins amusante. Ce jugement est dû à Nicolas Clément, bibliothécaire de Louis XIV, qui, entre 1675 et 1684, dressait le catalogue des livres de son maître. Louis XIV avait un Shakspeare ! Il va sans dire qu’il ne l’ouvrit jamais ; il se peut bien que son bibliothécaire ait fait de même ; toujours est-il que celui-ci avait une opinion sur le poète et qu’elle est en somme favorable : « Ce poète anglais a l’imagination assez belle : il peint naturellement, il s’exprime avec finesse ; mais ces belles