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vait-il donc être arrivé pour que la Ville du silence fût troublée d’un tel vacarme ? Je me précipitai à la fenêtre. La longue rue, la place, chaque pouce du terrain est occupé par des soldats. Ils sont petits, jaunes de peau, avec un uniforme noir à large collet rouge. Les vêtemens noirs, les collets rouges et les faces jaunes donnent l’impression d’un échiquier bariolé. On semble aimer cela. Si la combinaison de couleurs n’a pas d’autre but, elle offre du moins une excellente cible à l’ennemi. Ce fut probablement l’idée de ses inventeurs.

Le fracas continue. Les trompettes sonnent, et les petits bonshommes noirs, rouges et jaunes, comme des soldats de plomb, manœuvrent devant moi. À droite et à gauche, montant une rue et descendant l’autre, ils vont et viennent, pareils à des soldats de théâtre, qui sur la scène passent et repassent, toujours les mêmes, pour nous faire croire à une puissante armée. Et, tout le temps, l’éclair des baïonnettes brille sur les fusils qu’on dirait trop lourds aux petits hommes qui les portent. Les tambours battent et les fanfares retentissent dans le matin glacial. Qu’est-il arrivé ? Le couronnement n’a-t-il pas été ajourné ? L’Empereur s’est-il décidé à ouvrir les fêtes si longtemps attendues ?

Je sonne et un domestique entre, la natte nouée sur le sommet de la tête, vêtu de blanc. Son vêtement long est en toile et sa tête est couverte d’un chapeau en crin de cheval qui ressemble beaucoup aux cloches de verre employées pour tenir les confitures à l’abri des mouches. Ce bizarre serviteur semble plus surpris de ma question que je ne le suis de sa livrée : « Eh quoi ! L’armée a été réorganisée par des officiers européens. On lui a appris à marcher, manœuvrer et tuer dans le style occidental ; des sièges ont été dressés pour les spectateurs de cette joyeuse farce. Et voici que vous, un Européen qui vient de l’Ouest, vous demandez avec une évidente ironie : Qu’est-ce que cela signifie ? » Je puis voir combien la situation est amusante et apprécier son côté plaisant. Le fait que le collet a quelques pouces de trop ou que la couleur de l’uniforme n’est pas la même ne change pas le caractère de cet uniforme. Le fusil n’en détruit pas moins, que le mécanisme pour projeter la balle soit jeune ou vieux ; et peu importe que la taille du soldat ait deux pieds de plus ou moins, que son teint soit blanc ou jaune. La profession n’en conserve pas moins son caractère redoutable et sa perpétuelle menace…