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nom de libéralisme : il prévoit que ces deux idoles s’écrouleront.

Déjà, dans l’enseignement du droit, l’école historique prend le dessus ; elle oppose à une philosophie abstraite et morte « la médecine de l’expérience et de la tradition. » Et déjà s’alignent, devant l’œil divinatoire de Muller, les futures revendications sociales : « les deux côtés de la nature humaine, le penchant à maintenir le gain, le capital, la propre situation de fortune, et d’autre part l’impulsion à créer, à acquérir par le travail, s’incarneront en deux partis, capitalistes et travailleurs, possédans et non-possédans, qui se rangeront en bataille et se détruiront réciproquement en d’inconsolables mêlées. » Ces lignes sont de l’année 1820 : tandis que la Sainte-Alliance escarmouchait contre le libéralisme, Millier sentait le socialisme se préparer à naître ; et dût-il n’être qu’une Cassandre inutile, il voulait, en face de ce Dieu d’Etat que Gentz posait « par procédé, » en face de ce Dieu des bonnes gens à qui les libéraux, par représailles, portaient leurs faciles hommages, ressusciter un Dieu plus ancien, architecte de la nature et de l’histoire, sommet de la société féodale, gardien des rapports sociaux, surveillant indiscret mais indispensable des opérations de crédit, contrôleur des finances publiques comme des consciences particulières, un Dieu très vigilant et même, si l’on ose ainsi dire, très entrant, mais un Dieu qui vivait, et qui faisait vivre.


Aimant tous quatre une certaine forme prophétique, et parfois prophétisant en effet ; ayant tous quatre conscience d’être complètement distincts de leurs contemporains, et d’être inaccessibles, de tous points, à la prise des partis qui les voulaient cataloguer ; toujours déracinés de leur époque, souvent déracinés de leurs patries, Joseph Goerres, Frédéric Schlegel, Charles Louis de Haller, Adam Millier, tirent campagne, chacun avec sa méthode, contre l’absolutisme politique et social, sous quelque forme qu’il essayât de prévaloir. Goerres par ses leçons de Heidelberg, Schlegel par ses productions romanesques et critiques, Müller par ses conférences sur la science et la littérature allemandes, avaient incarné le romantisme ; avec le temps, et sous l’impulsion de la foi religieuse, ils cessaient de demander au moyen âge, uniquement des thèmes esthétiques, des amusemens d’imagination, des consolations pour les malheurs de leur