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Deux ans se passent, et nous voyons Goerres s’assimiler, avec leurs plus strictes exigences, les thèses des canonistes sur le droit social de l’Eglise. « Je considère, écrit-il en 1822 à un éditeur de Stuttgart, que l’Eglise n’est nullement subordonnée à l’État et aux intérêts de l’Etat, mais que plutôt l’Etat est dans l’Eglise, qu’il la doit servir comme un organe de ses fins supérieures… Je ne veux pas que la religion soit claquemurée dans le boudoir du cœur : elle a trop à faire au dehors ; il n’est pas jusqu’au marché, aux alentours duquel l’Eglise n’ait un rôle spacieux à jouer. » Ces lignes sont décisives : elles attestent que le publiciste politique dont le nom continue d’épouvanter la Sainte-Alliance s’est mis délibérément au service de l’Eglise. Le savant, à son tour, apportera bientôt son féal hommage : « Mon histoire des légendes, écrit Goerres en 1824, aura, en dernière analyse, un but théologique ; car elle veut, en partant des documens et des traditions de tous les peuples, défendre la Bible contre les attaques de la légèreté, et lui préparer un trophée avec les armes mêmes de l’attaque. » Goerres croyant allait se faire apologiste.

Il avait derrière lui moins d’un demi-siècle d’âge et déjà plusieurs vies ; il allait à Strasbourg en inaugurer une nouvelle, qui plus tard s’épanouira dans la studieuse société de Munich. Nous étudierons bientôt, en cette dernière période, cet attirant et puissant personnage, si multiple et si divers, et tout ensemble si robuste, si rebelle au découragement et à la lassitude, qu’on se fatiguerait à suivre ses vies plus tôt qu’il ne se fatiguait à les vivre. Mais si nous réservons pour l’instant l’étude de l’époque durant laquelle Goerres fut un publiciste proprement religieux, nous observerons pourtant, en prenant congé de lui, que le souvenir de ses polémiques contre la Sainte-Alliance devait rendre à l’Eglise romaine le plus insigne service. Il était bon qu’elle fût saluée comme l’éducatrice du renouveau social par celui-là même qui avait combattu sans trêve les illusions conservatrices des cabinets européens, et qui avait su comprendre le travail révolutionnaire des peuples. On ne pouvait dire, à son propos, que la dévotion aux grands de ce monde l’eût acheminé vers la dévotion à l’Eglise : il n’était pas de ceux chez qui l’acte de foi pouvait apparaître comme une sorte d’attitude réactionnaire de la conscience, complétant et consommant une attitude réaction-nuire de la pensée, et qui semblaient ne songer à la légitimité de