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certaine culture philosophique et littéraire. Ce personnage singulier a eu une fin tragique : peu de temps après le Congrès, appelé en Albanie pour réprimer une insurrection, il fut cerné par les rebelles, et périt les armes à la main. Le Sultan avait eu tort de l’improviser diplomate, mais il avait eu raison de compter sur son dévoûment et sa bravoure.

Avant de parler des plénipotentiaires anglais et russes, dont l’antagonisme était la question majeure, je dois faire remarquer que l’attitude de leurs collègues à leur égard était délicate. Il fallait à la fois tenir grand compte des prétentions britanniques et des susceptibilités du Tsar, et, pour y parvenir, ne pas permettre que l’assemblée eût l’aspect soit d’un champ clos, soit d’un tribunal. La discussion ne devait pas se poursuivre ostensiblement entre les deux adversaires, et il était également inadmissible que la Russie parût être citée à la barre de l’Europe. Il est juste de reconnaître qu’avec un art extrême les Puissances neutres ont évité ce double écueil. Elles se sont attachées à faire de leurs séances un cénacle d’amis recherchant, de bonne foi et en dehors de toute forme acrimonieuse, une combinaison d’équilibre ; à part quelques agitations de surface et quelques vivacités promptement réprimées, elles sont arrivées par leur tact, leur fermeté et leur prudence, à donner autant que possible à leurs échanges d’idées l’aspect d’un travail général et à sauvegarder la sérénité un peu factice de leurs délibérations. Elles y ont eu d’autant plus de mérite que, d’un côté, comme on l’avait constaté à la première séance, les dispositions réciproques de Londres et de Pétersbourg étaient fort aigres, et que, d’autre part, les relations des chanceliers d’Allemagne et de Russie n’étaient point bienveillantes. Mais, si la sagesse des uns et des autres, et aussi la dextérité professionnelle, ont aplani ces aspérités, on verra, par la suite de cette étude, que non seulement la politique défiante et contradictoire des deux Cours rivales rendait leur œuvre mal aisée, mais encore que la haute situation et le caractère des représentai de Russie et d’Angleterre aggravaient les difficultés de l’accord.


Cte CHARLES DE MOÜY.