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formes accessibles et insinuantes, et, en dirigeant les débats aussi bien qu’en conversant avec ses collègues, il ne montrait pas moins de verve et de bonne humeur que de gravité robuste. J’oserais presque dire qu’il n’a jamais été plus complètement lui-même que dans ce fauteuil où il lui fallait à la fois comprimer avec une ténacité sévère les prétentions impatientes et les discussions agitées, inspirer la confiance par une affabilité prévenante, enfin maintenir ses plans personnels en paraissant seulement interpréter et résumer la volonté collective. On sentait, à le voir si ferme et si alerte, le plein développement de ses qualités diverses : l’énergie indomptable et l’adresse savante ; il les combinait supérieurement dans ce poste pacifique dont la majesté couronnait sa belliqueuse existence ; et sa satisfaction intérieure était visible dans son attitude calme et souriante.

Cette éclatante faveur de la fortune concordait d’ailleurs avec ses intérêts qu’il ne perdait jamais de vue : « Quand on me demande quelque chose, me disait-il un jour, je regarde d’abord ce que l’on m’offre ; » et il accentuait sa pensée, en étendant ses mains à égale hauteur, comme les plateaux de la balance. Or le Congrès réalisait pour lui cet équilibre. Le chancelier donnait son concours aux ambitions des uns et aux désirs d’apaisement et de pondération dont les autres étaient animés, et il recevait en échange, avec la consécration de la suprématie allemande, des moyens d’action adéquats à ses conceptions d’avenir. Aussi conduisait-il les délibérations, en véritable modérateur, les développant ou les resserrant avec autant d’art que de sérénité, provoquant les concessions réciproques, éliminant les détails vains ou confus, laissant dans la brume les points obscurs, pressant les solutions plus ou moins justifiées et durables, mais actuellement suffisantes pour les autres et surtout pour lui-même. Au cours de discussions, dont il ne fallait pas trop sonder les mystères, la rapidité lui semblait la condition essentielle du succès, et il ne donnait pas de répit à ses collègues. Lorsque le rédacteur des protocoles, et parfois les plénipotentiaires lui demandaient un intervalle de repos, il ne les écoutait point : « Croyez-moi, me disait-il du haut de sa taille de géant, le travail n’a jamais tué personne. » Il lançait ce mot gaîment, avec la conviction de sa vigueur physique et morale, en homme qui ne voit que son but, et, de fait, grâce à ce labeur ininterrompu et si bien dirigé, en trente jours la besogne fut achevée.