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très satisfaite de cette invitation gracieuse et inusitée. Il me reçut avec une véritable aménité hospitalière, et une expression souriante qui adoucissait singulièrement la rudesse de son visage et l’intensité de ses yeux bleu clair ombragés de sourcils en broussaille. Pendant tout le repas, où en effet il n’y avait d’autres convives que sa femme, ses enfans et M. de Radowitz, il donna à son langage la forme d’une causerie intime, d’abord sur mon prochain travail et sur ma carrière, puis sur les sujets les plus variés d’histoire et de philosophie, entremêlant son discours de réflexions et maximes politiques, et aussi de réminiscences de sa vie, les unes et les autres d’ailleurs absolument étrangères à nos années sombres. Il parlait le français lentement, mais facilement, affectant çà et là d’hésiter sur telle ou telle expression, lorsqu’il jugeait, avec une liberté hautaine et parfois ironique, les hommes et les événemens du jour ; mais, s’il avait l’air de chercher son mot, c’était pour le mieux décocher, et il rencontrait toujours le terme le plus juste et le plus aigu. Il passait rapidement d’un sujet à l’autre, se complaisant dans des digressions humoristiques, se prétendant lassé du pouvoir et désireux de retrouver bientôt, dans la retraite, les plaisirs de la chasse et le charme de la vie de famille au milieu des loisirs champêtres. Il s’étendit ensuite longuement sur les complications orientales, les incidens de la guerre turque, et malmena quelque peu la conduite des Russes : « Ils auraient dû choisir, me dit-il, ou bien aller au bout de leur idée et entrer à Constantinople, — car ils l’ont pu, pendant huit jours, — ou bien alors ne pas tant exiger de la Porte et ne pas provoquer ainsi l’intervention de l’Europe. Il n’y a qu’un moment dans les choses : il faut le saisir. » Cette observation malveillante à l’adresse du prince Gortschakof, et qui ne révélait que trop bien sa propre méthode politique, ne fut pas autrement développée, et il continua de causer, au gré de sa fantaisie, tantôt grave et tantôt familière, de lui-même, de ses collègues futurs, et aussi des menus détails de son labeur quotidien. Je le trouvais évidemment dans une de ses bonnes heures, et le foyer de cet homme, qui a si violemment agité le monde, me parut extrêmement calme et simple. La princesse et sa fille l’entouraient des soins les plus affectueux ; le respect de ses fils n’avait rien de timide : son ascendant sur les siens semblait s’exercer avec beaucoup de douceur. Il ne fit qu’une seule allusion à son autorité de chef de famille : « Quant à moi, dit-il en