Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 23.djvu/729

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

morales, à un tournant de la route et en présence d’élémens épars. Sans que ni l’opinion publique ni les Cours se rendissent bien compte, et dans toute son étendue, de la gravité de l’heure (les contemporains n’ont guère cette clairvoyance), elles se sentaient instinctivement entourées de brume et dans un passage périlleux. L’avenir appartiendrait-il aux hégémonies suspectes ou aux isolemens stériles ? On flottait au milieu de ces incertaines perspectives, avec le désir de rencontrer un peu plus de lumière et de sécurité, de prévenir de nouvelles secousses et de sauver la transition entrevue, sinon par un acte bien défini dont la discussion eût provoqué des difficultés sans nombre, du moins par des pourparlers concilians et la poursuite d’un intérêt commun. On aspirait à une direction. L’alliance des Trois Empereurs, au lendemain de la guerre franco-allemande, n’avait été qu’un expédient assez indécis et plutôt une formule qu’un engagement : les autres gouvernemens y étaient d’ailleurs demeurés étrangers ; elle ne subsistait presque que pour mémoire, comme un fait déjà vieilli, et ne répondait pas à cette pensée d’apaisement qui se révélait, — je l’ai souvent remarqué alors, — d’une façon si évidente, dans le langage de tous les cercles diplomatiques. Au fond, il y avait chez tous les Cabinets, même les prépondérans, une tendance à l’étude des points de contact et des dispositions réciproques ; ils rappelaient volontiers la respectable tradition de leur concert ; en un mot on cherchait à retrouver et à remettre en scène la personnalité conventionnelle qu’on a toujours appelée « l’Europe. » C’était là en effet la première chose à faire pour se recueillir après tant d’orages et donner une base à l’avenir. Sans doute, il serait puéril de s’exagérer la valeur de cette souveraineté nominale, et si peu homogène, qui s’affirme rarement dans sa plénitude, soumise à l’action des intérêts divers, des événemens qui l’ébranlent ou la paralysent, et parfois des maires du palais qui la dominent : mais enfin elle est légitime, elle représente une idée d’ordre, de stabilité, de droit commun, une cohésion rassurante, au moins à première vue, un modus vivendi de belle apparence, et, en somme, au-dessus des agitations qui se succèdent, un pouvoir moral permanent. Trop peu concentré pour gêner personne, ce pouvoir agréait à toutes les Cours, comme une force collective éventuellement utile, toujours majestueuse, et en qui se combinaient les avantages de l’union et les réserves de la liberté.