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même dans les rangs serrés des ouvriers italiens qui avaient quitté leur travail pour venir manifester devant les statues de Giordano Bruno et de Garibaldi. » Cela prouve simplement que les ouvriers romains sont mieux élevés que certains libres penseurs français, mais non pas du tout, comme le croit M. Buisson, que, en France du moins, ce genre de manifestation ait « fait son temps. » Parce qu’il a lui-même élevé sa pensée au-dessus de « la vieille polémique que l’on appelait chez nous voltairienne » et dont il parle avec quelque dédain, il s’imagine que Voltaire, que Rabelais et que M. Hornais — il le cite à côté des deux autres — ne sont plus. M. Buisson le dit, mais il se trompe, et sur un millier de libres penseurs français, qui sont allés à Rome avec lui, plus de la moitié seraient certainement très en peine, si on les obligeait à faire preuve de libre pensée autrement que par des manifestations d’impiété. Son idéal, à lui, est d’un autre ordre ; mais il est fort compliqué, et, s’il commence par la liberté, on peut douter par momens qu’il finisse aussi par là. Compliqué, il l’est plus encore qu’on ne l’aurait cru. « La libre pensée, dit M. Buisson, est laïque, démocratique et sociale, c’est-à-dire qu’au nom de la dignité de la personne humaine, elle rejette, comme un triple joug, le pouvoir abusif de l’autorité en matière religieuse, du privilège en matière politique et du capital en matière économique. » Donc, pour être libre penseur aujourd’hui, il ne suffit pas d’être affranchi de toute croyance au surnaturel, il faut encore avoir certaines idées politiques qui restent d’ailleurs mal définies dans la formule de M. Buisson, — car où sont les privilèges politiques qu’il propose d’abolir ? — et surtout, il faut être socialiste. C’est beaucoup ! C’est beaucoup plus qu’on n’exigeait autrefois ! Le catéchisme commence à s’allonger et à s’alourdir de dogmes nouveaux.

Nous parlons de M. Buisson parce que, en l’absence de M. Berthelot, il était sans doute le plus représentatif des libres penseurs français à Rome ; néanmoins, il n’a joué aucun rôle au Congrès. Personne d’ailleurs n’y en a joué le moindre : on n’en a même pas eu le temps. Un autre de nos libres penseurs, M. Georges Lorand, a écrit depuis avec sincérité : « La tenue même du Congrès ne pouvait avoir qu’une importance accessoire à côté de la portée pratique du travail préparatoire auquel il avait donné bleu. » Nous faisons nos réserves sur le second point, mais non pas sur le premier. Rien n’a été plus misérable que la tenue du Congrès. Personne n’y a rien entendu, et on a fini par tout accepter de confiance, même les choses les plus contradictoires. A un moment, les Français ayant voulu faire voter des