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n’est point celle dont des sophistes ou des tribuns excellent à se servir à l’occasion, comme d’un miroir aux alouettes : pour elle, tous les hommes sont frères parce qu’ils sont tous les fruits des mêmes souffrances ; et ce lien peut les unir ou les rapprocher, parce que, seuls de tous les êtres, ils en ont conscience. — Je ne sais si cette conception de la fraternité pourra, dans l’avenir, contribuer à l’atténuation des maux dont ils se tourmentent, éternels bourreaux qu’ils sont d’eux-mêmes et de leurs races ; j’en doute ; du moins a-t-elle permis à un poète dont les intuitions, souvent profondes, dépassent les étroites limites du temps présent, de pressentir ce qu’il y a de mystérieusement collectif dans les destinées humaines et de l’annoncer.

C’est là ce qu’on pourrait appeler la partie impersonnelle ou objective de ce beau recueil. Malgré son intérêt, elle n’en est ni la plus belle, ni la plus émouvante : elle supporte, elle exige presque une certaine part de rhétorique, — et la rhétorique d’Ada Negri n’est pas toujours très heureuse, pour les raisons que j’ai dites. Aussi, préféré-je les poèmes où elle a exprimé ses propres sentimens de souffrance ou d’espoir, d’angoisse ou d’amour, ceux qui sont consacrés au petit drame éternel de la « maternité » prise, non plus dans une acception universelle et symbolique, mais dans son sens le plus individuel. Je le répète, le charme de sa poésie n’est point dans ses qualités d’art ; il est dans l’intensité même du sentiment qu’elle exprime. L’harmonie s’établit spontanément entre le fond et la forme, comme un heureux amalgame de métaux précieux auquel un certain degré de chaleur est nécessaire. On est pris aux entrailles, lorsque, avec une sincérité qui dépasse la perfection même, elle nous dit ses impressions profondes aux premiers tressaillemens dans ses flancs du petit inconnu qu’elle appelle à l’existence, son angoisse devant l’énigme de la vie nouvelle qu’elle a créée, ses doutes quand elle se demande ce que la destinée réserve à l’être qui n’avait point souhaité de naître, la réponse si féminine qu’elle fait à cette question : Je l’aime ![1], et plus tard, d’autres souffrances, d’autres soucis, d’autres tourmens, ceux que connaissent les plus humbles des mères, les plus ignorantes, celles qui ne trouveront jamais de verbes ni de rythmes, mais seulement des larmes ou des cris pour les exprimer.

Voudra-t-on me permettre ici un dernier rapprochement ? J’ai invoqué plusieurs fois déjà, au cours de cette étude, le nom glorieux de M. Giosué Carducci : et cela, parce qu’il m’a paru suggestif de

  1. Dialogo.