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qu’ils remontaient dans le lointain passé de la nation germanique, reprenaient contact avec le catholicisme. Le chemin qu’ils avaient fait à la suite du rationalisme était décidément rebroussé. Le culte des droits de l’homme, dix ans auparavant, avait brouillé Goerres avec la foi romaine ; le sentiment des droits de l’Allemagne réveillait en son âme, par une répercussion inopinée, des échos de cette foi perdue, échos fragmentaires encore, mais déjà très distincts.

Devant son auditoire de Heidelberg, Goerres laissait vibrer cette âme tout entière, avec une éloquence qui rappelait, au témoignage de l’un de ses disciples, le bruit lointain du flux et du reflux ; « mais à travers ce murmure uniforme brillaient deux yeux prodigieux, et constamment ils lançaient de tous côtés des éclairs de pensée ; c’était comme un somptueux orage nocturne découvrant, tout d’un coup, tantôt des gouffres, tantôt de nouvelles régions insoupçonnées ; c’était un réveil universel, c’était une flamme pour toute la vie. » Par-dessus ces gouffres, à l’horizon de ces régions nouvelles, Goerres faisait scintiller l’image du moyen âge chrétien, où la foi populaire se traduisait en un art populaire, où la vérité révélée, œuvre de Dieu, était exprimée par la beauté gothique, œuvre du génie allemand ; et la résurrection de ces souvenirs, outre qu’elle relevait l’abattement des patriotes, allait faire sourdre en beaucoup de consciences, et dans celle de Goerres tout le premier, un nouveau courant de christianisme. Goerres, s’envolant pour quelque temps hors de son siècle, avait retrouvé dans ce moyen âge vers lequel il avait émigré, des raisons d’espérance, un penchant à croire, tout au moins à vouloir croire, et un ressort nouveau pour son énergie. Chez lui, comme chez beaucoup d’ouvriers de la grandeur allemande à travers le XIXe siècle, l’action devait être fille de la science ; on pourrait dire, même, fille du professorat. En 1808, de crainte que la police badoise ne lui causât d’inutiles ennuis, Goerres cessa de professer : il s’en revint parmi les Rhénans, et reprit ses mesures pour agir. Il n’avait encore que trente-deux ans ; et déjà il avait vécu plusieurs vies si somptueusement, et les avait épuisées si précipitamment, qu’à quelque moment de son existence qu’on envisage cette torrentueuse nature, on entrevoit toujours, chez Goerres, un vieil homme qui s’efface, un homme nouveau qui s’équipe.