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La colère lui donna le courage de parler au Roi, qui se fâcha, d’où scène, larmes, nuit de désespoir, mais refus de céder, et, finalement, déclaration publique qu’elle ne signerait pas au contrat.

Monsieur criait du haut de sa tête. Il chanta pouilles aux « députés de la noblesse de France, » traita Mademoiselle, en présence du Roi, de « sans cœur » et de personne à « mettre aux Petites-Maisons[1], » et déclara aussi qu’il ne signerait pas au contrat. Le plus grave fut qu’il accusa sa cousine de répéter à tout venant que son mariage lui avait été conseillé par le Roi. Mademoiselle eut beau jurer qu’elle n’avait jamais rien dit de pareil, le mot fit une grande impression sur Louis XIV ; il lui donna son premier regret.

Le prince de Condé, tant accusé d’être devenu sur le tard un plat courtisan, fit respectueusement au Roi des remontrances très fermes. Il n’y eut pas jusqu’à la vieille Madame, si profondément oubliée dans son coin du Luxembourg, qui se réveilla de son apathie pour signer une lettre au Roi, écrite en son nom par M. Le Pelletier, président aux Enquêtes.

En dehors de la famille royale, Louis XIV sentait le blâme monter vers lui de toutes les classes de la population. La noblesse se refusait généralement à ratifier le mandat que les « députés » s’étaient donné en son nom. Sans doute, l’honneur de ce mariage était grand, et très inattendu de la part d’un monarque qui avait travaillé aussi résolument à rogner la puissance de l’aristocratie ; mais la plupart des gens de qualité en étaient moins touchés que de l’espèce d’abaissement infligé à la royauté, et, à travers elle, à l’idée monarchique, par un acte qui, pour cette même raison, soulevait une réprobation universelle dans le reste de la nation. Le monde des Parlementaires et de la haute bourgeoisie était outré ; on y était convaincu que l’affaire n’avait pu être entreprise que du consentement du Roi, et l’on trouvait cela une « honte » pour lui. Les classes moyennes étaient dans une irritation inconcevable ; Segrais entendit Guilloire, intendant de Mademoiselle, dire à sa maîtresse, d’un ton très excité, sachant fort bien qu’il risquait sa place : « Vous êtes la risée et l’opprobre de toute l’Europe. » Quant au peuple, son attitude fut touchante :

  1. Cf., pour ce chapitre, les Mélanges de Philibert Delamare (Bibl. nationale ms. français, 23 251), le Journal d’Ormesson, et, en général, tous les mémoires, correspondances, pamphlets et chansons de l’époque.