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fond. Par bonheur pour tout le monde, le Roi finit par faire dire à Lauzun de pratiquer un trou dans le mur extérieur de sa chambre et de donner ses ordres par là. Le dortoir royal eut ainsi quelque tranquillité, et l’on put s’endormir.

A quatre heures du matin, Louvois vint avertir que l’on avait fait un pont. Mademoiselle éveilla le Roi, et chacun se leva. Ce ne fut pas un beau coup d’œil. Les cheveux étaient pendans et les visages fripés. Mademoiselle se croyait « moins défigurée » que les autres, parce qu’elle se sentait très rouge, et elle s’en réjouissait, ne pouvant éviter d’être vue par Lauzun. La famille royale remonta en carrosse et s’en alla tout droit entendre une messe à Landrecies, après quoi ces augustes personnes se couchèrent, et dormirent une partie de la journée.

Le soir même, à peine levée, Mademoiselle fut très grondée par Lauzun de ses peurs ridicules de l’eau. Cela lui fut très doux ; c’était la première fois qu’il s’arrogeait pareille liberté, et les femmes très amoureuses commencent toujours par aimer le ton de maître. Ils se voyaient moins souvent qu’à Saint-Germain, mais avec plus de liberté. Les hasards des voyages leur valaient çà et là de longs tête-à-tête, qu’ils mettaient à profit, elle pour devenir pressante, lui pour se faire désirer. Il lui dit un jour qu’il pensait à quitter le monde : « J’y entrevois, continua-t-il, de si belles et de si grandes espérances ! et si elles me manquent, je mourrai de douleur. » — « Mais, fit Mademoiselle, ne songerez-vous jamais à vous marier ? » — « La seule chose, répondit-il, à quoi je songerais si je me voulais marier, ce serait à la vertu de la demoiselle : car s’il y avait la moindre faute, je n’en voudrais pas ; fût-ce vous, qui êtes au-dessus de tout. » Il disait cela parce que le bruit courait que le Roi voulait marier son favori avec Mlle de La Vallière. Mademoiselle s’écria ingénument : « Mais vous voudriez bien de moi ; car je suis sage. » — « Ne faisons point de contes de Peau d’Ane quand nous parlons sérieusement. » — « Mais revenons donc à moi… » C’était justement ce qu’il ne voulait point. Il se rappela tout d’un coup que l’ambassadeur de Venise l’attendait.

Une autre fois, Mademoiselle lui dit, en l’abordant, qu’elle était « toute résolue de se marier » et que son choix était fait. Elle ajouta : « J’en veux parler au Roi et me marier en Flandre ; cela fera moins de bruit qu’à Paris. » — « Ah ! gardez-vous-en bien, s’écria Lauzun alarmé, car il ne jugeait pas le