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Quand les ordres du ciel nous ont faits l’un pour l’autre,
Lise, c’est un accord bientôt fait que le nôtre.
Sa main entre les cœurs, par un secret pouvoir,
Sème l’intelligence avant que de se voir ;
Il prépare si bien l’amant et la maîtresse,
Que leur âme au seul nom s’émeut et s’intéresse.
On s’estime, on se cherche, on s’aime en un moment ;
Tout ce qu’on s’entredit persuade aisément ;
Et, sans s’inquiéter de mille peurs frivoles,
La foi semble courir au-devant des paroles.


Comment douter un seul instant, après avoir lu ces vers, qu’il y ait de l’impiété à contrarier les « ordres » d’aimer, qui nous viennent d’en haut ? Il se livra néanmoins de grands combats dans l’âme de la royale élève de Corneille. Tantôt elle se représentait avec vivacité les joies de son mariage, au premier rang desquelles Mademoiselle plaçait le dépit de ses héritiers, qui commençaient déjà à trouver qu’elle les faisait trop attendre, et il lui tardait alors d’en finir. Tantôt elle ne pouvait penser qu’au bruit que ferait une pareille mésalliance, à la réprobation des uns, à la risée des autres, et son orgueil refusait de se rendre. De sorte qu’elle voulait un jour et ne voulait plus le lendemain, selon qu’elle avait vu ou non M. de Lauzun. La lutte entre sa « tête » et son « cœur » se prolongea plusieurs semaines : « Enfin, après avoir souvent passé et repassé le pour et le contre dans ma tête, mon cœur décida l’affaire, et ce fut aux Récollets que je pris ma dernière résolution… Jamais je n’ai été à l’église avec tant de dévotion, et ceux qui me regardaient me trouvaient bien absorbée : car j’étais assurément tout occupée, et je crois que Dieu m’inspira ce qu’il voulait que je fisse. Le lendemain, qui était le second jour de mars, j’étais fort gaie… » Si Mademoiselle avait eu l’âge de Juliette, ce serait là un joli roman. Mais elle avait quarante-trois ans ; c’est bien tard pour jouer les grandes amoureuses.

L’homme qui lui causait ces agitations, est l’un des mieux connus de son temps ; il en est question partout. La singularité du personnage, jointe aux prodiges de sa fortune en bien et en mal, en avaient fait pour ses contemporains une façon d’objet de curiosité ; c’est de lui que La Bruyère a dit : « On ne rêve point comme il a vécu[1]. » Le monde politique, ministres en

  1. Voyez le portrait de Straton, au chapitre intitulé : De la Cour.