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et je ne trouvai point qui c’était. Je cherchais, je songeais et je ne trouvais point. Enfin, après m’être inquiétée quelques jours, je m’aperçus que c’était M. de Lauzun que j’aimais, qui s’était glissé dans mon cœur ; je le regardais comme le plus honnête homme du monde, le plus agréable, et que rien ne manquait à mon bonheur que d’avoir un mari fait comme lui, que j’aimerais fort et qui m’aimerait aussi ; que jamais personne ne m’avait témoigné d’amitié ; qu’il fallait, une fois en sa vie, goûter la douceur de se voir aimée de quelqu’un, qui valût la peine qu’on l’aimât. »

Cet éclaircissement avec son cœur fut suivi de jours d’ivresse. Mademoiselle vivait dans un rêve, et tout était facile, tout s’arrangeait. — « Il me parut que je trouvais plus de plaisir à le voir et à l’entretenir qu’à l’ordinaire ; que les jours que je ne le voyais point, il m’ennuyait. Je crus que la même pensée lui était venue ; qu’il n’osait me le dire ; mais que les soins qu’il avait de venir… partout où l’on se pouvait voir par hasard, me le faisaient assez connaître. » En l’absence de Lauzun, elle cherchait la solitude, afin de penser à lui en liberté : « J’étais ravie d’être toute seule dans ma chambre ; je me faisais un plan de ce que je pouvais faire pour lui, qui lui donnerait une grande élévation. »

Une seule pensée, bien caractéristique de sa génération, venait troubler son bonheur. Elle se demandait si les grandes princesses du théâtre de Corneille auraient épousé un cadet de Gascogne ? Assurément, la passion souffle où elle veut ; Corneille ne l’avait jamais nié ; mais il avait soutenu que la volonté nous rend maîtres de nos affections, et l’on voyait aussi dans ses pièces que l’amour, même fondé sur une juste admiration, est tenu de s’effacer devant ce que l’on doit à son rang. Les poètes, heureusement, se contredisent quelquefois, même lorsqu’ils s’appellent Corneille, et Mademoiselle, qui avait été à la comédie dès le maillot, connaissait bien son répertoire. Elle se souvint d’un passage de la Suite du Menteur qui établit clairement « la prédestination des mariages ou la prévision de Dieu, » de sorte qu’il est « chrétien » de se soumettre sans résistance à des sentimens qui nous sont envoyés par « le Ciel » en personne. Bien que sûre de sa mémoire, qui était excellente en effet, Mademoiselle « envoya quérir (la pièce) à Paris en grande diligence, » et chercha la page (acte IV), où Mélisse confie à Lise son amour pour Dorante :