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Rome est libre, s’exclamait-il. Jadis la puissance temporelle appelait à son aide le bras spirituel ; un signe vers le ciel, un anathème, et tout était dit. Aujourd’hui ce bras est paralysé ; la philosophie a remplacé les noirs maléfices ; et c’est la publicité qui met en branle l’empire des esprits. La méchanceté, lorsqu’elle n’est pas justiciable de la loi, est justiciable du pilori. Nous voulons enlever à la prêtrise son masque, mettre partout des idées saines en circulation. Nous travaillons au bien des peuples, nous travaillons même pour les princes, car nous leur montrons qu’on peut se passer d’eux, et nous enlevons de leurs épaules le poids du gouvernement.


Cependant que les armées démantelaient l’Empire et dépossédaient l’Eglise, les diplomates, à Rastadt, après d’interminables causeries, disloquaient sentencieusement le corps germanique : les principautés ecclésiastiques étaient, une à une, rayées de la carte ; les seigneuries féodales s’effondraient, et Goerres, sans pitié ni délai, piétinait ces vaincus. L’article s’intitulait : « Qu’y a-t-il à vendre ? » Goerres étalait sur son écritoire tous les oripeaux et toutes les hardes dont s’étaient parées ces grandeurs déchues ; il en griffonnait le catalogue, avec d’enragés sarcasmes. On dirait une criée, où tous les objets à vendre traînent à terre, souillés, profanés ; et le gamin de Coblentz, s’instituant ainsi commissaire-priseur pour tout le bric-à-brac du vieux monde, rappelle ces types de plébéiens, à la carrure puissante, au ricanement féroce et colossal, qui parfois, dans certaines pièces de Shakspeare, encombrent les tréteaux.


Une cargaison de semences d’arbres de la Liberté, dont la fleur donne les plus beaux bouquets pour les sérénissimes princes et princesses… Chez Guillaume IV, landgrave de Hesse, constructeur d’une Bastille nouvelle, douze mille pièces de bétail humain, parfaitement dressé, sachant sabrer, tirer, pointer, aller par le flanc droit et par le flanc gauche… Deux mitres d’évêques, richement garnies de clinquant, un peu transpercées par la sueur de l’angoisse, pouvant servir de bonnets rouges pour coiffer des arbres de la Liberté… Plusieurs habits d’abbés et d’abbesses, embaumés du parfum de la sainteté, donc excellens pour expulser le diable et exorciser les vaches ensorcelées, assez amples, d’ailleurs, pour draper une barrique… Un chapeau ducal en peau de lièvre, avec une pierre précieuse en guise de bouton, pierre extraite par un alchimiste des larmes de dix mille veuves et orphelins… Un morceau de sceptre avec un demi-relief, sur lequel Nabuchodonosor changé en bœuf mange de l’herbe.


L’énumération continuait, longue à dessein, lourde à plaisir, ne faisant grâce d’aucune tache, d’aucune tare, d’aucun détail sordide ou ridicule, et secouant aux yeux du monde, en les