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progrès. C’est ainsi qu’elle a produit, en somme, l’avancement intellectuel et moral de l’humanité, parce que l’intelligence et la sympathie, supériorités intrinsèques, se trouvèrent être aussi, à la fin, des supériorités extrinsèques. Mais il n’y a rien d’absolu dans ce résultat. C’est plutôt là le but vers lequel l’évolution marche, que son point de départ. Nous tendons vers un état de choses, où se produira la synthèse de l’adaptation externe et de la valeur interne. On comprend donc qu’un être doué de cette supériorité, qu’on nomme l’intelligence, arrive à concevoir la nécessité de diriger lui-même l’évolution dans le sens d’un progrès à la fois intérieur et extérieur. Mais vouloir, avec certains darwinistes aveugles, lui imposer comme loi les effets rétrogrades de la sélection, aussi bien que ses effets progressifs, c’est fermer les yeux au pouvoir directeur de l’intelligence et de la sensibilité humaines ; c’est méconnaître la sélection artificielle qui peut orienter dans le bon sens la sélection naturelle, comme le jardinier choisit les plantes dont il veut la croissance, et exclut celles dont il veut la disparition. Les adorateurs aveugles de la concurrence vitale, qui y voient l’unique instrument de progrès et veulent, en conséquence, la laisser absolument libre, au sein des sociétés, ressemblent à un jardinier qui dirait : « Je vais semer toute espèce de plantes dans mon jardin, les laisser grandir en liberté, respecter aussi toutes les herbes semées par le vent : la concurrence vitale fera triompher les plantes supérieures. » Il oublierait que, tout au contraire, les plantes utiles n’atteignent leur plein développement, que si on les soustrait le plus possible à la concurrence vitale.


VI


Nous pouvons maintenant dégager la grande erreur du pseudo-darwinisme, appliqué à la société humaine. Le progrès social, dans l’humanité, n’a plus et ne doit plus avoir pour fin la survivance de ceux qui sont le mieux adaptés à l’ensemble des conditions actuellement existantes, quelles qu’elles soient ; il a pour fin la survivance de ceux qui sont intrinsèquement les meilleurs et, par cela même, socialement les meilleurs, les mieux adaptés à un ensemble de conditions idéales et futures. Pour atteindre ce but, le progrès social fait échec au cours naturel de l’évolution, tel que Darwin l’a décrit, et s’efforce de le tourner au profit de la