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homme, intellectuellement ou moralement supérieur, aurait été un monstre non viable, une exception destinée à disparaître sans faire souche. Qu’on cesse donc enfin de mettre en avant la « sélection fatale des supérieurs, » la « formation d’une aristocratie » par la lutte pour l’existence ou pour la puissance : c’est là un résultat que contestent aujourd’hui tous les biologistes et tous les sociologues. Dans la société humaine, comme chez les animaux, l’adaptation au milieu n’est pas toujours une transformation heureuse. En général, les mêmes formes et structures de société qui entraînent des progrès sur certains points, entraînent aussi des rétrogradations corrélatives sur d’autres points. Un des dangers de la démocratie, qui est cependant en somme un progrès, c’est d’assurer le triomphe des médiocres et même des inférieurs. Un des périls du suffrage universel, c’est d’éliminer les capables et les sincères, au profit des incapables et des fourbes. Mettez aux voix la fonction de médecin, comme vous y mettez la fonction de politicien, et vous aurez grande chance pour que les vendeurs d’orviétan l’emportent sur les savans. C’est ainsi qu’on peut arriver, en France, à éliminer d’un gouvernement presque tous les hommes qui seraient dignes de gouverner ; à y installer ceux qui doivent à leur inaptitude intrinsèque leur aptitude extrinsèque, à leur infériorité de nature leur supériorité de succès. Dans l’art, pareillement, dans la littérature, dans la presse quotidienne, il faut trop souvent descendre, pour réussir auprès de la masse ; n’est-ce pas encore en France qu’on en pourrait trouver les plus frappans exemples ?

Il est aussi inexact de juger la valeur relative des êtres vivans par leur succès final dans la lutte pour la vie, qu’il le serait de juger le mérite relatif des capitalistes et des travailleurs par leur succès dans la concurrence sociale. Pour que la lutte fût égale, il faudrait que les conditions premières de la lutte fussent égales elles-mêmes. C’est ce qui n’a pas lieu. Si un capitaliste possède déjà une fortune, comment le travailleur lui imposera-t-il tel ou tel salaire ? L’apothéose des vainqueurs, comme s’ils étaient toujours les « meilleurs », est donc un préjugé, qui ne fait aucune distinction entre la chance et le mérite, entre l’adaptation et l’aptitude vraie.

Tous les travaux récens montrent que les sélections sociales livrées sans contrôle à leur jeu naturel sont souvent malfaisantes et agissent à l’inverse du progrès. Et quand ce résultat se