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Rue des Prêtres, — ainsi s’appelait alors le cours moyen du Rhin, — son nom faisait du bruit et sa plume de la besogne. Dans le petit écrit qu’il intitulait : La paix universelle, un idéal, il s’érigeait en citoyen du monde, dont le devoir est de soutenir un gouvernement à tendances rationnelles (die nach Aufklärung strebt) ; et, confiant dans l’efficacité de la raison, il s’abandonnait à de sereines utopies. Mais la vie réelle le bousculait ; il s’y jetait à corps perdu, en publiant un périodique qu’il appelait la Feuille rouge ; il y jurait guerre éternelle à tous les despotes, tendait la main à l’homme vertueux, ouvrait une tribune pour les réclamations des peuples. L’ « idéal d’une humanité ennoblie » était « son étoile fixe ; » or cet idéal était représenté par la France ; l’intérêt de la France était l’intérêt de tous les peuples ; chaque peuple, abstraction faite de son avantage particulier, devait donc, pour le bien même de la famille humaine, poursuivre l’avantage de la France.

La Révolution, dans les pays rhénans comme ailleurs, promettait l’émancipation de l’homme : elle avait des soldats pour courber les souverains devant cet idéal, et faisait émigrer des fonctionnaires pour le mieux imposer aux nations ; les soldats étaient parfois gênans, les fonctionnaires importuns ; mais, quelque temps durant, le prestige du nouveau message rendit nos voisins indulgens ; quelque temps durant, l’humanité nous fut reconnaissante. Goerres, dès l’âge de dix-huit ans, se fit en terre rhénane le héraut de cette gratitude. Les clubs lui procuraient une chaire : il en profita. Il prêchait, avec une candide audace et comme des révélations, les illusions du XVIIIe siècle. Une brèche s’était faite dans l’histoire du monde : hier, c’était l’abomination, c’était la complicité entre « les prêtres du trône et ceux de l’autel ; » c’était le règne de « ces animaux bien tachetés, mais sauvages et affamés de sang, » qu’on nommait les princes ; c’était la corruption des mœurs ; demain ce serait la Liberté, avec la Vertu comme satellite. On dressait et l’on attifait, à la mode parisienne, des arbres de la Liberté ; à Coblentz comme à Paris, la Raison s’incarnait en une femme, que l’adulation des esprits libres faisait déesse ; on improvisait des bouleversemens fiscaux, qui devaient faire table rase du passé ; on adoptait la fête française du 22 septembre ; la mort de Hoche devenait un deuil rhénan ; et Goerres apportait derrière la dépouille du général les regrets des patriotes de Coblentz. La scène