Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 23.djvu/551

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

beaux plans sans tache, et sa culture ne servait qu’à mettre de l’orthographe aux fautes des illettrés. Et, dès son arrivée, il l’annonçait en ces termes au gouvernement : « Ce n’est que par de sages concessions au sentiment révolutionnaire, que nous arriverons à maintenir l’ordre. » Au lieu de réformer le provisoire où campait la démagogie, il le légitima et le rendit définitif. Ce qui était jusqu’à lui un accident devint un régime. Le Conseil départemental fut maintenu, et cinq cents francs par mois alloués à chacun de ses membres. A la table commune il ne fut, comme au gouvernement, qu’un convive de plus. Non seulement il maintint l’autorité de ces compagnons, il l’augmenta. Rouvier devint secrétaire général, Delpech sous-préfet d’Aix, Baume chef de cabinet, Klingler capitaine de port. Ceux qui étaient incapables de remplir des fonctions, obtinrent des sinécures. Maurel devint trésorier de la Préfecture, Etienne « président d’une commission pour l’amélioration du sort des travailleurs, » et comme il touchait six mille francs, il y eut du moins un prolétaire dont le sort se trouva meilleur.

Celui des gardes civiques eut aussi de quoi les satisfaire. Ils furent formés en quatre compagnies, chargés de la police et de garder la Préfecture. Ils y deviennent immeubles par destination, comme ils le voulaient ; s’ils ne reçoivent pas de traitement, — et sur ce point les témoins diffèrent, — ils sont habillés, logés, nourris, sans compter les menus gains et pillages.

A Marseille le changement de régime n’est qu’un changement de personnes, comme à Toulouse. Mais, à la différence de Toulouse, les cupidités se portent sur toutes les fonctions, et tandis qu’à Toulouse les bourgeois seuls cherchent un bénéfice, sans être troublés ni poussés par les prolétaires, ce sont les prolétaires qui, à Marseille, agissent, portent les bourgeois sur leurs épaules au pouvoir, mais les y surveillent et se font donner leur part : cette violence de revendications d’ailleurs ne porte pas d’idées mais seulement des appétits. Les civiques se sont eux-mêmes donné le nom de « caïmans, » mettant à se définir une parfaite justesse : eux aussi se distinguent par la petitesse du cerveau et par la grandeur des mâchoires.


ETIENNE LAMY.