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La Joliette avait reçu quelques moyens puissans de mouvoir et d’arrimer les cargaisons, mais quelques-uns seulement, afin que la masse ouvrière du port ne perdît pas le pain quotidien ; entre le port et la gare de Marseille, aucune voie ferrée n’établissait un raccordement. L’œuvre maritime était irrationnelle et, comme il arrive à ceux qui veulent tout concilier, le gouvernement n’avait contenté personne. Les industriels, les commerçans, les armateurs lui faisaient grief que, faute d’un usinage complet, ils souffrissent de lenteurs et de frais inconnus ailleurs et fussent sacrifiés à leurs concurrens étrangers. Bénéficiaires de ces sacrifices, les ouvriers du port songeaient moins aux avantages conservés qu’aux avantages disparus : s’ils avaient pour eux la complaisance momentanée du pouvoir, ils avaient contre eux la force permanente des choses, le progrès des inventions, les sommations de l’intérêt général. Combien de temps leur énergie tiendrait-elle suspendus, comme à bout de bras, les changemens sous lesquels ils devaient être écrasés ? La menace de cet avenir les empêchait de goûter la paix dans les avantages précaires de leur condition présente. L’Empire n’avait donc pour lui ni l’aristocratie industrielle et commerciale, qui se trouvait blessée dans sa prospérité par le privilège des portefaix, ni la plèbe des manœuvres, qui se voyait peu à peu chassée de son travail par les machines. Ces circonstances fortifiaient l’opposition que l’importance de la cité, le développement des usines, la vivacité des habitans eussent suffi à exciter. Cette opposition d’ailleurs était, chez la plupart, tempérée par les intérêts. Plus qu’une ville de l’intérieur, Marseille avait à perdre au désordre : sa prospérité était faite par la confiance de tous les peuples, et, pour attirer le dépôt fructueux de leurs cargaisons, il fallait qu’ils fussent sûrs de trouver le calme dans l’esprit de ses citoyens comme dans les eaux de son port. Ainsi, toute la population des armateurs, industriels, capitalistes, négocians, qui sentait son sort solidaire de cette activité maritime, bornait ses désirs politiques à des réformes douces et légales. En revanche, une partie de la population ouvrière, celle qui accomplissait les manœuvres de force dans le port, n’était pas seulement exposée aux incertitudes ordinaires du prolétariat, aux arrêts du travail, aux oscillations des salaires : elle se sentait entraînée immuablement vers la suppression du métier qui assurait sa vie, et comme, avec l’afflux des marchandises, s’accroîtrait l’outillage