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ont une occasion exceptionnelle et pressante de démontrer que l’humanité, qui n’existe point par elle-même et qui ne se connaît pas elle-même, peut néanmoins se suffire à elle seule, ne daignant rien accepter de personne et surtout de la puissance supérieure, dont elle continue de dépendre néanmoins.


Probablement, les intellectuels purs déclineront la mise en demeure présentée par le sociologue populaire et, entre autres motifs, parce qu’elle sort du milieu populaire. Ils n’aiment pas s’incliner vers le peuple pour recueillir sa pensée. Ils consentent à le plaindre, avec la certitude qu’il a des exigences démesurées et que les choses raffinées, enseignées dans leurs livres et dans leurs discours, ne sont pas pour lui ; et peut-être le lui diront-ils. Mais l’heure a fui où l’incrédulité faisait partie du luxe. Déjà, du temps de Voltaire, certain coiffeur s’irritait d’un privilège si humiliant : « Encore que je ne sois qu’un misérable coiffeur, Monsieur croit-il que j’aie plus de religion qu’un autre ? » La foule, maintenant, répète en chœur le reproche autrefois isolé ; et c’est un soin superflu de faire observer que désormais l’on doit compter avec elle.

D’ailleurs, outre les motifs, urgens et menaçans, qui dispenseraient de considérations supplémentaires, la présente philosophie se sentira peut-être obligée envers elle-même à prouver qu’en poussant aussi loin qu’elle l’a fait ses distinctions, ses systèmes et sa critique, elle n’a point perdu de vue le monde réel. Que cet immense travail puisse glorifier l’intelligence humaine, assurément ! mais on commence à craindre qu’il ne s’épuise dans l’impossibilité de conclure. Or, quand elle intéresse la morale, la conscience, la raison, le cœur, tout l’essentiel de la vie, une conclusion doit pouvoir se traduire en un langage compréhensible pour tous les hommes. Sinon, ce ne serait pas la peine d’avoir tant reproché aux anciens scolastiques leur goût pour les abstractions ; et pas la peine non plus d’avoir tant ridiculisé Baralipton et Barbara.

Si l’on arrivait à bien préciser la pensée philosophique contemporaine et qu’on la mît en contact avec la pensée du peuple d’aujourd’hui, il s’ensuivrait un colloque très original et très important. Ces deux mondes doivent avoir, l’un et l’autre, quelque chose à se dire.

Si les intellectuels purs craignaient de ne pouvoir se faire