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atteint à l’intérêt d’un drame, lorsqu’elle enregistre ses protestations et règle ses destinées. Il savait que là-bas, dans sa ville de Cologne, un parti puissant lui demeurait fidèle, et fidèle à lui seul, à sa personne seule ; il était comme surpris de voir un autre prélat survenir, ce prélat incarnât-il les idées auxquelles Droste avait attaché son nom. L’audience difficultueuse, âpre et chagrine, un peu dédaigneuse même, dans laquelle il reçut Geissel, fut une des scènes les plus émouvantes qu’on puisse rêver. Il avait été insulté par la Prusse dans le document officiel par lequel on avait voulu justifier son arrestation, et Frédéric-Guillaume IV reconnaissait formellement que Droste avait été calomnié, mais l’archevêque voulait que ce document fût solennellement désavoué ; à ce prix seulement, il accepterait Geissel comme coadjuteur, et Geissel, lui, ne voulait entrer à Cologne que si un acte authentique de l’archevêque le présentait au diocèse. D’interminables débats s’engagèrent ; le captif de la veille emprisonnait à son tour, par ses raffinemens d’exigences, la bonne volonté du gouvernement prussien ; l’on eût dit qu’il voulait rendre pesant à l’orgueil des Hohenzollern le succès de son Eglise. On finit par s’entendre, et Geissel s’installa à Cologne. Jamais la ville archiépiscopale ne devait revoir le vieil archevêque ; jamais il ne devait adresser à Geissel le moindre conseil d’administration. Grâce à son emprisonnement, l’Eglise catholique de Prusse jouissait d’une victoire ; il ne recouvrait la liberté que pour être la victime de cette victoire. Sa conception de l’autonomie ecclésiastique était sur le chandelier ; mais sa personne même était sous le boisseau. Il était, tout ensemble, exalté et sacrifié ; il se sentit, sans doute, plus sacrifié qu’exalté. Il était de ceux à qui la spontanéité du martyre est moins dure que la simple obéissance. Cette obéissance, il l’accorda, mais sans qu’on y retrouvât cette grandeur de courage qui naguère avait incliné devant lui l’admiration de l’Europe. Il vécut trois ans encore, assombri, malade, un peu boudeur ; il écrivit un livre sur l’affaire de Cologne, s’en fut chercher à Rome quelques consolations, les trouva dans une visite que lui fit Grégoire XVI, et s’en revint mourir à Münster, où la suprême amertume d’être en sa vieillesse un « serviteur inutile, » lui faisait vraisemblablement méconnaître la valeur de son triomphe. La blessure d’amour-propre, qu’il sentait béante en son cœur, lui dissimulait l’éclat d’une gloire dont cette blessure était comme la rançon.