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fait la joie de ces grands enfans ; à travers les terres labourées, s’il y a beaucoup d’agrément pour ceux qui sont à cheval, j’ai dans mon tarentass la sensation d’être passé au crible ; mais ce sont les champs de maïs qui me font le plus souffrir.

La course s’accélère. Chevaux et hommes perdent complètement la tête, tant qu’à la fin il n’est plus question de conduire du tout : les poneys prennent le mors aux dents et s’emballent. Nous volons par-dessus les fossés, nous abattons les haies de grands roseaux. Des chevaux trébuchent et les cavaliers culbutent dans la boue, tandis que les fusils et les sabres décrivent des cercles éclatans dans l’air. Finalement, à un fossé profond, une roue du char aux provisions se détache et le contenu est dispersé sur le sol. Enfin, à ma grande joie, j’aperçois au loin, comme un château en l’air, la misérable cabane qu’on appelle une gare et je me recouche au fond du tarentass avec un sentiment de délivrance. Il faut dire que mon siège de paille a été mis en pièces tout au début de cette course sauvage, en sorte que le seul moyen de ne pas fausser compagnie à mon tarentass est de me coucher au fond et de tenir les rebords.

Mais je suis réveillé par un choc formidable, un grincement plaintif de la voiture, les exclamations inintelligibles pour moi de mon cocher, le clapotis des chevaux dans l’eau, et soudain je me trouve moi-même submergé d’un flot glacé. Je me crois noyé et me dresse instinctivement dans mon tarentass, d’où je découvre que nous sommes au beau milieu d’une rivière débordée. Mes petits chevaux disparaissent à moitié ; quelques Cosaques sont encore en selle ; d’autres sont en train de barboter, de l’eau jusqu’à la poitrine, au milieu du courant ; et chacun est dans un grand état d’excitation, parlant et criant, mais tous joyeux : ceux-ci lavent le sang des égratignures qu’ils ont reçues ; ceux-là pêchent désespérément leurs affaires qui s’en vont à la dérive ; et les chevaux, avec un calme et une satisfaction suprêmes, savourent enfin la boisson qu’on leur a tant fait attendre.

Sans aucun doute, notre course n’était pas banale. Le steeple-chase en selle peut avoir ses charmes et ses dangers ; mais il ne peut être comparé au steeple-chase en tarentass, conduit par un détachement de Cosaques. Et pourtant je dois être reconnaissant à ces hardis compagnons, car leur folle ardeur et leur sauvage plaisanterie nous ont, en fait, sauvé la vie.