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de nous offrir M. Georges Gronau. Reléguant dans un chapitre spécial tous les faits qui constituent la vie privée du maître, il s’est attaché à nous raconter surtout sa vie en tant que peintre, ses études, ses voyages, les commandes qu’il a reçues et la manière dont il les a remplies. Au lieu de s’amuser, comme font aujourd’hui la plupart de ses confrères, à bouleverser arbitrairement le catalogue traditionnel de l’œuvre de Titien, il s’est attaché de préférence, dans cette œuvre, aux pièces de l’authenticité la plus établie, pour nous en expliquer l’intérêt et la portée[1]. Historien érudit et critique délicat, avec cela évidemment accoutumé depuis longtemps à vivre dans la familiarité du génie de Titien, il réussit à nous donner de ce noble artiste l’image à la fois la plus exacte et la plus complète que peut nous en donner une biographie ainsi entendue. Mais peut-être l’image aurait-elle été plus complète encore si M. Gronau s’était efforcé de reconstituer plus entièrement toutes les phases successives de cette vie de peintre que nous raconte l’œuvre de Titien, pour peu que nous l’examinions dans son ensemble historique. Car s’il n’y a sans doute pas un seul grand artiste que l’on puisse isoler du reste de l’art de son temps, Titien, lui, a subi l’influence de son temps d’une façon continue et au plus haut degré. Et M. Gronau, d’ailleurs, le reconnaît bien, quand, à propos de tel tableau de Madrid ou de Rome, il évoque la mémoire de Michel-Ange, de Raphaël, ou du sculpteur ancien du Laocoon : comment donc n’a-t-il pas cherché à fixer, dans la vie de son héros, le moment précis où ces influences diverses ont commencé d’agir ? Il nous montre le génie de Titien évoluant et se développant, en quelque sorte, à vide, du moins depuis le jour où il s’est émancipé de l’imitation de Giorgione et de Palma le Vieux : comment donc l’idée ne lui est-elle pas venue de confronter plutôt, de proche en proche,

  1. M. Gronau. cependant, n’a pas résisté à la tentation de dresser, lui aussi, en appendice de son livre, un catalogue des seules œuvres de Titien qu’il croit authentiques : catalogue d’ailleurs incomplet, puisqu’il omet de citer, par exemple, le Portrait de Titien par lui-même du Prado, qui se trouve reproduit en tête du livre. Et plus fâcheuse encore me semble l’idée qu’a eue l’auteur, en dressant ce catalogue, d’y passer expressément sous silence maintes œuvres célèbres que, de tout temps, on a eu coutume d’attribuer à Titien. Il y a ainsi au Louvre une Vierge avec sainte Agnès qui pourrait fort bien, en vérité, n’être pas de la main du maître : mais nous aimerions au moins que M. Gronau nous dit pourquoi il la lui refuse, et de quelle autre main il suppose qu’elle est. J’admets qu’il ne se donne pas cette peine pour des œuvres qui sont évidemment des répliques ou des imitations, ou qui, comme le très curieux Concile de Trente du Louvre, n’ont en effet aucun droit à porter le nom de Titien : mais est-ce que le Moro de Berlin, le Philippe Strozzi de Vienne, la Tête de Vieillard de Milan, le Soranzo de Venise, n’auraient pas valu, tout au moins, de n’être congédiés qu’avec un mot d’adieu ?