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visage, plus familier encore pour nous, et plus touchant, que celui de Titien : sur le visage ravagé du vieux Rembrandt, cet autre poursuiveur obstiné d’un idéal de perfection sans cesse en mouvement. Et il n’y a pas jusqu’aux styles des deux maîtres qui, au terme de leur longue lutte, ne soient miraculeusement arrivés à se ressembler : si bien que la Transfiguration de San Salvatore, le Portrait de Madrid, la Nymphe de Vienne, toute l’extraordinaire série des dernières œuvres de Titien, évoque aussitôt le souvenir de la Vénus du vieux Rembrandt au Louvre et de la Fiancée juive.

L’exemple de Titien suffirait à prouver qu’un artiste de génie n’a pas absolument besoin d’être un malade, ni un fou : mais il prouve aussi qu’un artiste de génie, si tendre amant qu’il soit ou si excellent père, si attaché que nous le voyions aux réalités de la vie quotidienne, ne vit en réalité que dans son art et pour son art ; à tel point que, pour le connaître, nous pourrions le mieux du monde nous dispenser de savoir la moitié au moins de ce que ses biographes nous apprennent de lui. Son génie est en lui comme une seconde personne, ayant une vie propre, à côté de celle de l’homme privé et du citoyen. Ainsi toute l’avidité d’argent de Titien ne l’empêchait pas de travailler pendant sept ans à un même tableau, pas plus que les angoisses et les deuils de ses dernières années ne l’ont empêché de peindre un jeune corps de nymphe d’une joie triomphante, ni d’égayer son Annonciation de San Salvatore en y introduisant une troupe rieuse de petits anges. Et quand l’Arétin nous raconte que son ami, dans son atelier, se contente d’embrasser les belles Vénitiennes et de plaisanter avec elles, « mais ne va pas plus loin, » ce n’est point, chez le peintre, pruderie, ni sagesse : c’est simplement que, dans son atelier, Titien ne voit plus les femmes que « sous la catégorie » de la peinture, et ne désire de leurs corps que ce que ses pinceaux en peuvent reproduire. De son art lui viennent ses vrais plaisirs comme ses vraies souffrances ; et tandis que le bourgeois vénitien qu’il est se marie, élève ses enfans, achète des terrains ou intrigue pour se faire allouer des pensions, toujours il y a près de lui son double, le peintre-né, qui frémit de bonheur devant une draperie rose qu’il vient d’esquisser, ou qui, ayant aperçu par hasard la dernière œuvre de quelque jeune confrère, se demande douloureusement s’il n’a pas fait fausse route, se désole de son âge et de sa faiblesse, s’élance tout entier à la poursuite de la beauté nouvelle que cette rencontre lui a révélée.


C’est précisément cette biographie artistique de Titien qu’a essayé