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vénitiennes[1], nous révèlent qu’en novembre 1525, Titien s’est marié : il a épousé une certaine Cecilia, fille d’un barbier du district de Cadore. Il l’avait depuis longtemps pour maîtresse, et déjà elle lui avait donné deux fils, lorsque, la voyant malade, il résolut de légitimer son union avec elle. Puis elle guérit, lui donna encore une fille, sa chère Lavinia ; et quand elle mourut, cinq ans après leur mariage, il en eut un chagrin si profond que, pour l’unique fois de sa vie, il interrompit un temps tous ses ouvrages en train. Du moins sa fille restait près de lui, pour le consoler : les portraits qu’il nous a laissés d’elle suffisent à nous apprendre combien fièrement, ardemment, il l’aimait. Et un jour vint où il dut la céder à un mari, la voir s’éloigner de Venise : et un jour vint, peu de temps après, où il la vit mourir, probablement en couches, comme était morte sa mère. Encore, si chère qu’elle lui fût, semble-t-il ne l’avoir pas aimée autant que son fils aîné, Pomponio, celui-là même dont Musset, dans un de ses contes, a revêtu la paresse d’une grâce immortelle. Pas un moment, durant les quarante dernières années de sa vie, Titien n’a cessé de solliciter pour ce fils, ni non plus de se désoler et de trembler pour lui : car Pomponio, qu’il avait fait entrer dans les ordres, était un prêtre détestable et un vilain homme, débauché, ivrogne, de cœur dur, ne songeant qu’à exploiter l’affection de son père. Pendant que le vieillard implorait la charité de Philippe II, son fils, avec non moins d’instance, implorait la sienne ; et l’on comprend que tant de deuils, et de soucis, et d’alarmes, s’aggravant sous l’influence de l’inquiétude fiévreuse qu’engendre assez communément la vieillesse dans les âmes passionnées, aient prêté au visage de l’octogénaire l’étrange et infinie tristesse qui s’y traduit à nous.


Mais le véritable drame de la vie de Titien n’est point là : et la lecture de tous les documens recueillis sur lui par les érudits, ni même de la très consciencieuse et très intelligente étude biographique que lui a consacrée M. Georges Gronau, ne vaut, pour nous faire connaître ce drame tel qu’il a été, quelques heures passées à regarder de page en page l’inappréciable recueil où une maison d’édition allemande vient de reproduire, dans un ordre chronologique aussi rigoureux que possible, l’œuvre tout entière du maître de Cadore[2]. Recueil qui,

  1. Ces documens viennent d’être publiés dans le volume XXV du Jahrbuck der preussischen Kunstsammlungen.
  2. Tizian. des Meisters Gemœlde in 230 Abbildungen, 1 vol. Stuttgard, Deutsche Verlags-Anstalt.