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quand j’ai dit comment vous y chantiez les louanges de la langue latine, aux dépens de l’italienne, l’Arétin s’est mis si fort en colère que nous avons eu grand’peine à l’empêcher de proférer une des invectives les plus cruelles du monde. Il a réclamé du papier et de l’encre, bien qu’il se fût déjà suffisamment épanché en paroles. Et, après cela, le souper s’est terminé aussi gaiement qu’il avait commencé. »

Cet aimable récit, et maints passages des lettres de l’Arétin nous permettent de nous représenter assez exactement la vie menée, vers le milieu du XVIe siècle, par le vieux peintre et ses amis, dans la somptueuse maison du Biri Grande, où Titien s’était installé depuis le 1er septembre 1531 et qu’il ne devait plus cesser d’occuper jusqu’à sa mort, quarante-cinq ans plus tard. Nous le voyons assis au travail dans son atelier, droit et solide sous son éternelle calotte de velours noir, tandis que, debout près de lui, l’énorme Arétin, avec son visage de taureau, « profère des invectives » ou raconte des anecdotes gri voises. Parfois un des élèves du maître va se mettre à l’orgue, — instrument magnifique, construit naguère pour Titien, en échange d’un portrait, par l’illustre facteur Alessandro degli Organi, et qui vit à jamais pour nous dans la Vénus au Joueur d’Orgue au musée de Madrid. Ou parfois l’Arétin et Sansovino, que les années n’ont pas assagis, appellent et amènent dans l’atelier quelques-unes de ces « gracieuses jeunes femmes » qui passent en gondoles, chantant et riant, au fond du jardin ; et Titien est ravi de les accueillir. Mais le plaisir qu’il prend à les regarder est de tout autre sorte que celui qu’y prennent ses deux « compères » toscans. « Il les embrasse et plaisante volontiers avec elles, — écrit l’Arétin à Sansovino, — mais jamais il ne va plus loin. Nous devrions en vérité, vous et moi, prendre exemple de lui ! »

Nous connaissons aussi, d’autre part, la vie publique, officielle, de Titien, par la série de ses lettres aux princes et seigneurs dont il a peint les portraits, ou orné les palais de ses « poésies. » Hélas ! l’homme que nous révèlent ces lettres ne ressemble guère à celui que nous font aimer les récits de Priscianese, de Lodovico Dolce, et de l’Arétin ! D’un bout à l’autre, elles ne sont pleines que de basses flatteries et de marchandages. « Ce vieux peintre est bien l’homme le plus rapace que la nature ait jamais créé, — écrivait, en 1564, l’agent à Venise du duc d’Urbin, — et, pour avoir de l’argent, il vendrait jusqu’à sa peau. » Le fait est que son unique préoccupation paraît être d’avoir de l’argent, et qu’il n’y a pas de moyen qui lui coûte, pour en obtenir,