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femme qu’on lui avait jadis refusée. Il triomphe de l’espèce d’hostilité instinctive que peut lui inspirer le fils qui n’est pas né de lui ; il fait cette concession de laisser élever sa fille dans des croyances qui ne sont pas les siennes ; il exécute scrupuleusement le pacte auquel il s’est engagé ; toute sa conduite est celle d’un homme de conscience droit et d’âme délicate. Donc le fils auquel il s’est dévoué l’injurie et l’humilie ; la femme dont il a refait l’existence, non seulement échappe à l’influence de ses idées et à la domination de son esprit, mais en vient même à lui déclarer qu’ils ne sont pas mariés et que leur union vaut tout juste une union libre ; un beau jour, elle emmène sa fille et fuit le domicile conjugal. Nous sommes pour Darras. J’en dirais presque autant au sujet du déplorable Monneron, qui nous semble châtié au-delà de ses mérites et de ce pauvre richard de M. Robinson, à qui reste en somme le beau rôle. Mais il en est ainsi chaque fois qu’un auteur a dirigé contre l’un de ses personnages tout l’effort de son argumentation. Nous sommes d’instinct pour les vaincus. La remarque peut être amusante : elle ne prouve rien. Il n’est pas davantage à propos d’objecter qu’une œuvre d’art ne fait pas avancer la solution des questions sociales : car il ne s’agit pas de résoudre de telles questions ; et le fait est que ni les philosophes, ni les législateurs ne semblent y réussir beaucoup mieux que les romanciers. Il s’agit d’attirer sur elles l’attention des hommes qui réfléchissent, et d’y intéresser leur imagination et leur sensibilité en même temps que leur intelligence. Il s’agit de jeter des idées dans la circulation. L’exemple est en train de prouver que la forme du roman peut y servir ; le mouvement qui se fait dans ce sens, et qui ira en s’accentuant est doublement légitime, puisqu’il aide à se renouveler la littérature romanesque fatiguée par tout un siècle de production ininterrompue, et puisqu’il est en accord avec les désirs et la tournure d’esprit de l’élite des lecteurs. Et quand bien même la sociologie ne devrait recevoir d’avancement que du fait des sociologues, nous nous réjouirions encore de cette mainmise des romanciers sur les questions sociales, en constatant ce que le roman y gagne en dignité.


RENE DOUMIC.