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Il y en avait peu de cette sorte, mais il y en avait. Ceux-ci vivaient tranquilles dans le respect des privilèges qu’ils possédaient par longue transmission héréditaire, et voilà que tout d’un coup cette possession authentique, consacrée par l’usage et par la loi, leur était reprochée comme un vol fait à la nation ! L’industriel a été élevé dans cette idée que la seule richesse dont on soit vraiment propriétaire, est celle qu’on a fabriquée de ses mains ; mais celle-là, cette fortune dont on a été l’unique artisan, cette affaire qu’on a créée, cette usine qu’on a fait sortir du sol, comment n’en aurait-on pas la propriété ? Or voici que des idées nouvelles se font jour, et le chef d’usine apprend avec stupéfaction que son usine appartient à tout le monde, sauf à lui : à l’État, qui vient contrôler ses registres et qui réglemente chez lui les heures de travail, aux ouvriers qui, le jour où l’envie leur en prendra, sont libres de laisser s’éteindre les fours et de ruiner l’entreprise. Cet homme, qui était patron à l’usine, a cru qu’il était également un maître dans sa famille. Et voici qu’il n’a plus le pouvoir de gérer la fortune de sa femme pour le plus grand bien des intérêts communs, de marier sa fille suivant les convenances de son monde, et d’imposer silence à son gamin de fils qui lui fait la leçon devant que d’avoir de la barbe au menton ! C’est là le nouveau train des choses ; c’est la société où il lui est réservé de vieillir comme une espèce de paria… Ce désarroi du monde capitaliste en présence des exigences chaque jour plus envahissantes et des injonctions chaque jour plus impérieuses du monde ouvrier, ressort fortement du roman de M. Rod : Un Vainqueur. M. Rod n’y prend certes pas parti pour les politiciens : le portrait qu’il en a tracé dans le type nullement caricatural de l’ineffable Romanèche est la figure la plus vivante du livre. Mais il est également hors de doute que toute sa sympathie va aux misérables, à ceux qui ont été les opprimés et les souffrans d’hier, à ceux qu’on a dans ces derniers temps rendus plus consciens de leur souffrance, sans d’ailleurs y apporter aucun remède efficace. C’est un livre de pitié. La pitié y est parfois un peu indiscrète. Certes, c’est un scandale que l’exploitation des enfans, et toutes les fois que nous voyons des enfans martyrs suppliciée par une besogne trop rude pour eux, tout notre être s’en émeut. Mais, justement parce que l’effet en est sûr, ce sont des moyens qui ! ne faut employer qu’avec infiniment de sobriété. Je ne refuse pas de pleurer sur les petits Italiens dont M. Rod nous conte l’odyssée lamentable et nous détaille la lente agonie ; mais quelque chose en moi proteste contre cet appel trop direct à l’émotion. D’ailleurs il serait prématuré de porter un