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société, n’est-elle pas qu’on ait transféré à l’individu les droits qui n’appartiennent qu’au groupe naturel ? L’individu ne fait que passer ; la famille qui vient du temps et qui va vers lui constitue l’effort le plus puissant que l’homme ait réalisé contre la mort. Mais puisque la vertu même de la famille réside dans sa durée, il faut donc qu’elle se conforme à la loi de tout ce qui dure, c’est-à-dire qu’elle se développe progressivement et lentement. La nature ne fait pas de sauts, et l’être vivant doit passer par toutes les étapes de son développement. La famille a-t-elle brûlé une étape, a-t-elle accompli d’un seul coup le travail qui aurait voulu le labeur patient et mesuré de plusieurs générations ? il est impossible qu’elle ne souffre pas de cette transformation trop rapide, comme toute crise de l’organisme se résout en souffrances et comme tout surmenage produit une fatigue qui peut entraîner la mort. C’est la thèse de l’Etape. Est-elle d’ailleurs juste ou fausse ? je n’ai garde de le rechercher, et à propos d’aucune des œuvres dont il s’agit ici, je ne songe à transformer en discussion de morale sociale une étude uniquement littéraire. Je me borne à constater, par l’âpreté même des débats qu’il a soulevés et par l’intensité de colères où la littérature n’était pas seule en cause, que ce roman prenait donc son sujet dans le vif des conditions de notre société. De l’enquête à laquelle il s’est livré, l’auteur a su nous rapporter un tableau de mœurs et une étude de caractères qui sont en soi des morceaux achevés et c’est ce que nous avons surtout à y considérer. Car, quelques critiques qu’on puisse adresser à l’ensemble de la composition, les chapitres où nous est décrite l’existence de cette chimérique et tumultueuse Union Tolstoï contiennent sans doute la peinture la plus significative et la plus ressemblante qu’on eût encore faite de toute une partie de notre jeunesse actuelle, si différente de ses aînés, et travaillée de souffles si contradictoires. Et sans doute plusieurs des types du roman avaient été déjà rencontrés dans les romans de M. Bourget lui-même ou ailleurs, mais une des créations les plus fortes du roman contemporain me semble bien être le type de ce père Monneron, si instruit et si ignorant, si honnête et si coupable, et qu’une longue habitude de se cantonner dans l’abstraction a rendu à jamais incapable de rien comprendre aux réalités de la vie.

Tout l’édifice de la famille est édifié sur la pierre du foyer conjugal : ébranlez celle-ci, l’édifice croulera. Cette idée était déjà fortement indiquée dans l’Étape : le mariage de Monneron n’y avait été que l’effet d’un hasard, la rencontre de deux êtres qui se plaisent et s’unissent pour la vie, sans s’être souciés de tout ce que la