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barbarie, une barbarie fastueuse et superbe. La société apparaît uniquement fondée sur la guerre. On se bat à tout propos et hors de propos ; on se bat entre chefs de peuples, on se bat entre particuliers ; et, lorsque l’on a fini de se battre, en ce monde-ci, c’est pour recommencer dans l’autre. Un hymne irlandais célèbre en ces termes Labraid, roi des Morts :


Salut, Labraid, rapide manieur d’épée !
Le plus brave des guerriers, plus fier que les mers !…
… Il recherche les carnages, il y est très beau !…
O toi qui attaques les guerriers, salut, Labraid[1] !


Les honneurs se mesurent à la bravoure : le guerrier le plus vaillant est roi, et, parmi les artisans, l’artisan suprême est l’ouvrier du fer, le forgeur d’armes. Sur le même rang que les héros figurent les druides et les filé ; les premiers, parce que leurs incantations magiques sont toutes-puissantes contre l’ennemi ; les seconds, parce que leurs chants exaltent les courages et confèrent l’immortalité. La fonction du poète même est une fonction belliqueuse.

D’autre part, la guerre faisant une large consommation d’hommes, le souci de chaque famille est d’engendrer le plus possible d’enfans mâles. Toute la législation irlandaise du mariage est dominée par cette préoccupation. Et c’est ainsi qu’à côté de l’union durable, il y a l’union temporaire, l’union annuelle. On prend une compagne pour un an, puis on la cède à qui la veut acheter. Car la femme s’achète : son tarif, fixé par les lois, équivaut en moyenne au prix de trois bêtes à cornes[2]. Vainement chercherait-on dans ces rudes épopées ce culte idéal de la femme, si prôné par Renan, encore moins cette délicatesse et ce mystère que les Celtes ont, à l’entendre, portés dans les choses de l’amour. C’est en regardant de sa fenêtre, un jour d’hiver, écorcher dans la neige un veau dont un corbeau vient boire le sang, que tressaille et s’émeut pour la première fois le cœur de la belle Derdriu : « Le seul homme que j’aimerai, s’écrie-t-elle, aura ces trois couleurs : les cheveux noirs comme le corbeau, les joues rouges comme le sang, le corps blanc comme la neige[3]. » Survient juste à point un des fils d’Usnech,

  1. H. d’Arbois de Jubainville, l’Épopée celtique en Irlande.
  2. Ibid.
  3. Id., ibid., p. 225. — Cf. J. Loth, les Mabinogion, t. II, p. 70-71.