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glisse par une pente rapide à la subtilité et à la mièvrerie. Surtout il y a dans ces perpétuels reploiemens sur nous-mêmes un plaisir d’égoïsme. Peu à peu le public se lassait de voir le romancier s’absorber avec tant de complaisance dans la contemplation du moi. Il estimait que cette enquête sans cesse recommencée sur des langueurs, des défaillances et des scrupules parfois morbides perdait de son intérêt en se prolongeant ; surtout, beaucoup de bons esprits étaient d’avis que de tant regarder en soi est le sûr moyen pour ne pas apercevoir ce qui se passe autour de nous. Or nous sommes à un moment où il se passe autour de nous des événemens d’une extraordinaire gravité. Dans le silence de certaines époques régulières et apaisées rien n’empêche qu’on prête l’oreille à chacun des battemens du cœur ; nous sommes à une heure où le fracas qui vient du dehors couvre ces voix intimes : nous percevons le bruit d’on ne sait quel bouleversement ; et nous ne sommes, nous-mêmes et ceux qui naîtront de nous, que trop menacés par les changemens qui se font dans la maison où nous nous sommes longtemps abrités : Ainsi de psychologique qu’il a pu être, l’intérêt du drame que nous vivons tous, est devenu social.

C’est de questions sociales qu’est saturée l’atmosphère d’aujourd’hui ; c’est des problèmes intéressant la constitution même de notre société que les cerveaux sont hantés. Cela date de l’instant précis où nous avons été brusquement mis en présence des résultats d’un travail qui, pendant longtemps, s’était poursuivi par des voies souterraines et obscures. Il semble qu’une fois encore notre vieux monde soit secoué sur ses bases. Allons-nous assister à de profondes transformations, est-ce une révolution qui se fait sous nos yeux, verra-t-on prochainement se lever un nouvel ordre de choses ? Quelques-uns le souhaitent et d’autres le redoutent, mais on peut bien dire que tous s’en inquiètent. Nous ne faisons pas même d’exception pour ceux parmi lesquels se recrute en grande partie le public des romans. Les femmes passaient jadis pour faire du roman leur lecture à peu près exclusive ; nous les voyons aujourd’hui se porter avec l’ardeur, la bonne volonté et la bonne foi dont elles sont coutumières vers l’étude des questions sociales. Celles d’entre elles qui par hasard ne seraient ni présidentes d’un groupe, ni secrétaires d’un comité, ni trésorières d’une œuvre, sont du moins les auditrices assidues de ces conférences innombrables où s’épanche la prédication laïque. Pour ce qui est des jeunes gens, c’est dès le collège qu’ils se passionnent pour des problèmes dont le souci était autrefois le privilège de l’âge mûr. Et