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conduite humaine, s’alarmait. Il y avait à prendre une place aussi magnifique que précaire.

Spencer n’a pas été un spécialiste, à peine un savant ; sur presque tous les points, il est déjà dépassé, vieilli. Seulement il a été un génie vraiment philosophique, un puissant esprit de généralisation, le plus grand de l’Angleterre, le seul presque, et aussi le plus grand de ce temps, le dernier peut-être. Sa longue existence a été remplie par une ambition qui ne renaîtra plus guère parmi les hommes. La ferveur de ses disciples, l’enthousiasme de ses biographes l’a qualifié de « héros. « Malgré toutes les difficultés, quand l’indifférence ou l’hostilité aurait dû le rebuter, alors qu’il sentait ses facultés peu à peu compromises par la maladie, en dépit de tout, en dépit de lui-même, il est parvenu à mener jusqu’au terme qu’il lui avait fixé trente ans auparavant la plus vaste entreprise de logique vivante et de déduction morale qu’ait tentée l’esprit du XIXe siècle. Il fut en effet comme le dernier « héros » de la spéculation, le suprême et ingénu défenseur de la métaphysique, le penseur nécessaire qui, pour l’équilibre de l’esprit philosophique au siècle dernier, devait servir de contrepoids à l’influence, devenue excessive et excédente, de la dialectique allemande.

Il y a, en effet, la philosophie de l’idée, de l’esprit, l’analyse de l’intelligence, considérée comme un instrument tout fait et qu’il faut connaître d’abord avant d’en étudier le produit. Une telle méthode ne peut conduire qu’à la loi logique absolument rigoureuse, constitutive, à la forme inerte, à la catégorie vide, à l’immobilité de la pensée qui pense toujours de la même manière, et à la fixité des choses qui sont toujours pensées selon les mêmes lois : ainsi Cuvier concevait les espèces vivantes comme des casiers rigides où la nature monotone disposait indéfiniment les mêmes êtres. Il y a au contraire la philosophie du fait, de l’expérience, l’analyse de la réalité et de la vie, celle qui, pour connaître l’intelligence, en étudie d’abord les produits et le développement. Cette méthode aboutit à la mobilité, au mouvement, à une représentation génétique du monde opposée à la représentation logique, à la fluidité des choses : la nature et l’esprit sont là deux termes solidaires et contemporains. Ainsi Darwin avait ranimé les espèces cristallisées.

Cette philosophie du phénomène contraire à celle du concept, cette philosophie du devenir, c’est celle de Spencer, celle qu’il a