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et les vices ou les défauts qui en doivent découler, quel que soit le régime de l’État. Or, non seulement Spencer admet un progrès nécessaire de l’individu, mais il a supposé une « correspondance » entre l’être vivant et le milieu, une adaptation de l’individu à la société, une action et une réaction perpétuelles entre ces deux termes : pourquoi la législation, en modifiant, les conditions de sa vie et de son activité, n’aiderait-elle pas précisément le progrès moral de cet individu qui change avec son milieu ?

La vérité, c’est que, devant la littérature des Carlyle et des Ruskin, en présence de cette charité déclamatoire et bavarde qui avait déjà exaspéré Stuart Mill vers 1840, Spencer n’a pu demeurer un savant, ni même un évolutionniste. Singulière survivance de la politique dans la sociologie !

En physique, en effet, on observe d’abord les phénomènes et, dès l’instant qu’on en connaît les lois, on tâche à en déduire des applications qui transforment la vie en modifiant la nature : l’art suit la science, comme la pratique la théorie. De même, en sociologie, faudrait-il commencer par rechercher et découvrir les lois naturelles ou historiques de la société ; alors, n’en doutons point, un temps viendra où ces lois seront assez nombreuses, assez précises et assez certaines pour qu’il soit possible d’utiliser pratiquement une telle discipline et de tirer, sous forme de règles juridiques et d’institutions, les applications qu’elles comporteront : la politique suivra la science sociale comme l’industrie a suivi la physique. Les impatiens qui voudraient faire les réformes à coups d’État ou à coups de fusil sont des enfans qui jouent avec le feu sans savoir s’il brûle ; il faut les rappeler à l’étude. Mais il ne faut pas engager l’avenir et affirmer, sans le savoir non plus, que la politique devra rester toujours une « superstition, » qu’elle ne deviendra jamais un art, quand la science sociale sera faite.

Inquiet de sa santé, sentant de jour en jour diminuer sa puissance de travail et décliner son activité, très gravement atteint aux environs de 1886 et n’ayant pu se remettre à sa Philosophie synthétique qu’aux premiers jours de 1890, Spencer a pu douter de l’achèvement de son œuvre. Il a résolu alors de ne pas suivre l’ordre même de son plan, de courir au plus pressé, en commençant de suite la dernière partie de sa tâche, qui était « l’affiliation de la morale à la doctrine de l’évolution. »