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la pension et le cercle. Ses mœurs étaient simples, son caractère accueillant et plutôt doux, sauf dans la dispute et la polémique, où il devenait irritable, cassant, injuste. A Londres, on l’a vu pendant des années, avec ses longues jambes, parcourir tous les jours le chemin du quartier de Bayswater où il habitait à l’Atheneum Club où il fréquentait assidûment. Là il jouait au billard, s’entretenait avec Huxley, Darwin, présentait aimablement des amis étrangers qui venaient l’admirer, de France ou d’ailleurs, et trouvait au cercle tout ce dont avait besoin son cœur de vieux garçon, de philosophe et d’Anglais. Parmi ces sympathies faciles, quasi professionnelles et malgré tout un peu distantes, précaires même, un seul sentiment paraît avoir été chez lui plus attendri, plus pénétrant, plus mystérieux aussi, — son amitié pour George Eliot.

C’est la Statique sociale, le premier ouvrage de Spencer, qui a commencé de les rapprocher par l’admiration. George Eliot collaborait alors à la Westminster Review et, pour Spencer, en vérité, la revue ne fut pas moins précieuse que George Eliot : il lui fallut toujours se hâter pour satisfaire à ses engagemens et cette nécessité explique en partie la régularité de sa production. Au bout d’un an de relations philosophiques et littéraires, nous les retrouvons déjà très amis. Ils vont ensemble assez régulièrement à l’Opéra italien, Spencer y ayant une entrée pour deux personnes. Ils disputent d’esthétique, s’entretiennent de la musique qu’ils aiment pareillement et où il ne faut voir qu’une exaltation des sentimens joyeux, et enfin ils tombent d’accord de se fréquenter aussi librement qu’il leur plaira. George Eliot se trouve toujours meilleure en la compagnie de son philosophe et le ton de sa correspondance est assez exalté, lorsqu’elle parle de leur « délicieuse camaraderie. » Elle avoue que, sans Spencer, sa vie, à elle, lui paraîtrait désolée et vide. Elle est au courant de ses travaux, de ses projets, de la composition des Essais. La calomnie n’est pas sans effleurer une amitié si spéculative. George Eliot s’en irrite vivement ; elle se révolte et cette révolte suffit peut-être à expliquer sa liaison moins abstraite avec Lewes, que Spencer lui avait présenté et qui était devenu leur ami commun. Elle avait tenu à justifier avec l’un ce dont on la soupçonnait avec l’autre. Spencer en souffrit-il ?

Il aimait la jeunesse, il fut sensible à la grâce ; il recherchait volontiers la conversation des femmes, se plaisant