Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 22.djvu/823

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Philosophie synthétique, de 1850 à 1860. Cette philosophie sera donc bien anglaise, bien empirique, bien concrète, bien uniquement fondée sur l’expérience de la pratique humaine ; ce sera le fruit naturel de la pensée d’un homme qui eut comme premiers joujoux des plantes et des insectes, qui fut un habile artisan et un adroit journaliste.

Seulement, Herbert Spencer a été élevé dans une famille en partie méthodiste, de mœurs sévères, tout à la fois très pieuse et très divisée. La religion y était présente et active ; la critique n’y était pas moins vive. Le dimanche, le jeune Spencer allait avec son père chez les quakers et avec sa mère chez les méthodistes. Il sentit de bonne heure et comprit du même coup la nécessité humaine de la religion et la relativité des croyances religieuses. Toutes les croyances sans doute devaient s’équivaloir comme expressions également incomplètes et indispensables d’une réalité inconnue, comme ayant toutes « une âme de bonté et de vérité. » Il se détacha donc de la pratique, ce qui trompa l’opinion anglaise et le lit passer pour un sceptique ou un indifférent ; mais il resta fidèle au sentiment et soucieux du principe.

Lui aussi, comme Kant, comme Leibniz, il concevra le problème philosophique dernier précisément sous la forme d’une réconciliation de la science et de la religion. Par suite encore, et tout comme Descartes ou Spinoza, comme les Sages de l’antiquité, il pensera que la philosophie doit aboutir à la morale, à la loi de la vie humaine. Il faudra donc faire sa place au sentiment et à son objet, l’Inconnaissable ; il faudra révéler à l’humanité sa destinée qui est de s’améliorer, — et voilà bien marquée, et comme d’elle-même, la place de Spencer dans l’histoire philosophique. Seulement, ces questions nécessaires ne se sont pas posées à Spencer d’une manière critique, abstraite, par la culture et la tradition. Il les a trouvées ouvertes dans la vie, autour de lui, dans sa famille, chez ses amis ; il ignore les systèmes, regarde les hommes, les choses, le spectacle du monde, — et voilà bien marquée d’autre part son attitude originale à l’égard de la philosophie éternelle, philosophia perennis !

Herbert Spencer avait dans toute sa personne une allure de noble tranquillité, un peu impérieuse, à peine égoïste, très britannique. Célibataire et sans parens, il vivait à l’ordinaire dans une boarding-house, et il n’a jamais connu d’autre intérieur que