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livres, mais il aura toujours le dédain des livres, peu de culture, beaucoup d’ignorance, et avec cela l’horreur des papiers, des fiches, de tout ce qui n’est pas le document, l’information personnelle et directe, la leçon de la pratique. On a noté souvent combien ses ouvrages étaient pauvres en bibliographie ; il n’indique point ses sources, ni ses références, disant que c’est à dessein, pour ne pas distraire l’attention du lecteur. En vérité, il n’a jamais travaillé dans aucune bibliothèque ; il n’a jamais eu autour de lui d’autres volumes que les siens, remplissant de ses seuls écrits les casiers de son cabinet. Sa pensée se suffit, de plus en plus, à elle-même. Spencer s’est toujours montré absolument rebelle et impénétrable à la critique, impatient de l’objection, étonnamment entier et autoritaire. Il n’aimait guère non plus les voyages, ayant fait seulement un tour en Égypte pour raisons de santé et traversé deux fois Paris en baragouinant dans les banquets un français bien anglais. — Sa santé, répétait-il volontiers, l’obligeait à suivre un « régiment. »

C’est ainsi que, fermé à peu près à toute influence, uniquement pénétré de lui-même et de sa vie, il a pu échapper aux redoutables effets de la philosophie critique qu’il ignora profondément. Il est venu naïvement, d’un esprit jeune et frais, à la spéculation. Il fut, à la lettre, le fils intellectuel de ses œuvres.

De là, sans doute, l’extrême rapidité de sa réflexion, la promptitude de sa maturité. A vingt-six ans, il est prêt à se recueillir. Apres le krach des chemins de fer, qui le laisse sans position, il se retire un moment chez lui, commence à philosopher, entrevoit le problème, le dessin de son œuvre. Il devient l’ami et bientôt l’obligé de Stuart Mill : la politique l’attire et le journalisme va Je nourrir. Il y entre avec ferveur, élargissant à cette nouvelle école, si profitable pour ceux qu’elle n’asservit point, sa connaissance des hommes ; il y contracte surtout l’habitude précieuse qui fera de lui le plus grand vulgarisateur du XIXe siècle, celle de la « mise au point » et le sens de l’ « actualité. » Il s’exerce là à deviner les théories du moment, la doctrine qui est « dans l’air : » il s’initie à l’intelligence de l’esprit public qu’il suivra toujours avec tant de justesse et d’autorité ; il devient même directeur de l’Economist et écrit son premier grand ouvrage.

Déjà connu, sinon populaire, bien pincé pour observer et pour comprendre, il peut arrêter définitivement le plan de sa