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Herbert Spencer, de l’Amérique, de l’Inde, du Japon ; c’est en France surtout qu’elle s’est maintenue et accréditée.

Chez nous, Spencer a réussi à la fois par le détail et par l’ensemble : sa psychologie a suscité une école qui le respecte encore et qui se borne le plus souvent à vérifier dans les laboratoires quelques-unes de ses vues les plus ingénieuses ; les sociologues de la nouvelle manière discutent toujours ses idées avant de les écarter, cependant que les économistes réputés s’inspirent plus ou moins explicitement des faits qu’il a recueillis ; surtout sa biologie est encore prise très au sérieux par ceux qui la connaissent. Enfin sa doctrine du progrès est d’origine française : elle parle à notre imagination, à nos instincts humanitaires. Herbert Spencer nous apparaît à la fois dans une gloire de savant comme Darwin, dont nous le distinguons mal, et avec un prestige de philosophe comme Auguste Comte, dont nous le croyons volontiers un disciple. Son renom, en définitive, est surtout français.

C’est que le génie anglais n’est point généralisateur : « le fait seul importe, » disait l’idéaliste Carlyle. Et l’empirisme anglais, de Locke à Stuart Mill, n’avait en effet cessé de tourner le dos à la spéculation. Dans cette suite rigoureuse dont Spencer est l’aboutissement, dans ce mouvement ininterrompu et régulier de l’utilitarisme social, il n’y avait pas eu de place pour une vue d’ensemble, pour une philosophie véritable. Or Spencer a débordé de tout son génie constructeur le cadre étroit de cet empirisme : sur toutes les questions qui avaient été posées, morale, origine des idées, valeur de la science, il a trouvé insuffisantes les réponses de ses devanciers et, surtout, il a jugé que les plus importantes et les plus générales avaient été négligées ou ignorées par eux. Ni plus ni moins qu’un Français ou un Allemand, il a conçu son œuvre entière, œuvre de quarante années, dont il traça ù vingt-six ans le programme définitif, sous la forme d’une « philosophie synthétique » qui serait comme la Métaphysique de l’expérience.

Il a donc emprunté à la tradition historique de son pays les données de sa spéculation : il prolonge et termine un mouvement. Mais son originalité, à la fois comme Anglais et comme penseur, c’est justement d’avoir approprié la méthode de son école à des questions qui ne venaient pas d’elle, c’est d’avoir abordé le problème théorique du monde avec l’esprit de