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de loin en loin quelques petites taches de fermentation parmi les vastes étendues d’inertie. Ensuite elle n’émeut guère que les villes et, dans les villes, les populations ouvrières. Enfin, au-dessus d’une certaine altitude, elle n’agite même pas les villes, elle est une plante de plaine qui meurt dans les montagnes.

La raison de ces faits apparaît aussi visible qu’eux. Dans les plaines, sur les bords des fleuves, aux croisemens des vallées, sont les chemins des peuples et les marchés des échanges et, avec les facilités de la vie, les vastes sociétés des hommes. Où ils vivent réunis, toute nouvelle a des curieux, tout événement une assemblée, chaque émotion frémit en tous, et la politique est une forme ; de cette vie générale où l’individu devient l’atome d’une puissance collective. Dans les cités, gloire de l’homme, où tout parle de lui seul, où l’œuvre de ses mains dompte et cache l’œuvre de la nature, l’orgueil de l’intelligence crée la foi que cette intelligence par ses combinaisons peut créer tout, même le bonheur. La confiance dans cette efficacité illimitée et soudaine obsède surtout les imaginations dans les cités où le travail attire et entasse les ouvriers, où la matière, soumise à, la pensée, prend toutes les formes et tous les usages prévus et ordonnés par le calcul. Les témoins et les acteurs de ces métamorphoses continues s’accoutument à adorer la toute-puissance de la raison, s’attendent qu’elle dompte les misères et les iniquités sociales comme les résistances des corps inertes. La certitude qu’elles peuvent être réformées sans délai, par la volonté, révolte les prolétaires contre les épreuves de la vie, comme si la patience était une lâcheté. Et dans leurs multitudes, que leur travail même tient toujours assemblées, toute étincelle tombe sur un foyer d’incendie : espérances et colères s’allument les unes aux autres et grandissent en confondant leurs flammes.

Au contraire, dès que l’homme est hors des cités, des ateliers et des usines, il retrouve la nature que lui cachaient les œuvres de pierre et de fer. Les paysans sont, par les nécessités de l’œuvre agricole, dispersés sur la surface du sol qu’ils cultivent : dans cette solitude où s’éteignent les rumeurs des villes et le souffle haletant des usines, l’homme entend moins la voix des hommes et mieux celle de la terre. Elle lui enseigne la sagesse de peu compter sur autrui, la collaboration nécessaire du temps dans toute fécondité et la philosophie de la patience. A mesure qu’il vit plus haut dans les montagnes, la fertilité