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hommes capables de s’appuyer sur leur propre force pour le servir ou pour lui résister. Il préférait qu’ils eussent son choix pour titre unique auprès des populations, et qu’ainsi leur docilité fût sans réserve ou leur destitution sans embarras. Moins qu’ailleurs, dans une contrée où la menace de la guerre sociale aggravait les difficultés politiques, voulait-il remettre le pouvoir à un favori des. prolétaires, à un mandataire qui prétendrait l’indépendance d’un arbitre, et qu’on ne pourrait déposséder sans en faire un adversaire dangereux. C’est pourquoi le préfet nommé fut un professeur d’opinions violentes, mais étranger au pays, Frédéric Morin. L’accueil fait à ce choix prouva combien, même où les révolutionnaires étaient le plus disciplinés et le plus ardens, il y avait de l’artifice dans leurs agitations et de la faiblesse derrière leurs audaces. Nulle part, pas même au Creuzot, ils ne se sentirent capables de lutter contre la passivité obéissante qui partout les submergeait, et leur chef, Boysset, ne fut, au lieu d’un séditieux, qu’un mécontent.

La force de la révolution était plus redoutable dans la Loire, la contrée de France où les usines, drues comme les épis d’un champ, paraissent le principal fruit de la terre. Là n’étaient guère d’habitans qui ne dépendissent plus ou moins de ces industries. échappassent tout à fait à la propagande prolétaire, et les ouvriers, surtout nombreux à Saint-Etienne, se trouvaient bien placés pour faire la loi aux autorités qui de cette ville gouvernaient le département. Les élections municipales venaient de porter aux affaires un conseil acquis à la république de l’Internationale. Le soir du 4 septembre, les représentans de Saint-Etienne marquèrent ce qu’ils espéraient du nouveau régime, en arborant sur l’Hôtel de Ville le drapeau rouge. Ni le préfet impérial qui déclarait lui-même « sa situation intolérable » et demandait un successeur, ni le général qui n’osait hasarder un conflit entre ses quelques soldats et la multitude ne s’opposèrent à rien. Sauf que les couleurs nationales furent respectées, à Roanne le Conseil municipal, mandataire du même parti, se trouva poussé par les mêmes passions : tenant les fonctionnaires comme destitués, il désigna trois membres pour gouverner l’arrondissement. Ce pouvait être l’anarchie pour peu que l’exemple se propageât. Le député de Saint-Etienne, Dorian, était ministre. Le préfet nommé dès la matinée du 5 septembre fut de sa main et habilement choisi, si donner le change aux passions était