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républicaine. Ces blessés du droit, si inégales que fussent leur destinée et leur action, poursuivaient la même œuvre, et elle formait un tout ordonné, hiérarchisé, comme une ascension de haine. A. la base, sur le sol de la France, le patient effort des obscurs, qui, dans la région de leur influence, recrutaient une par une les inimitiés ; au-dessus, une élite de soldats, de penseurs, d’écrivains, groupés dans la communion de l’exil volontaire, plus grands à l’horizon lointain, plus beaux dans leur immobilité théâtrale et héroïque ; et, au faîte de la pyramide humaine, le poète à l’air de prophète qui, des hauteurs où se forme la foudre, laissait tomber les éclairs et le retentissement de son verbe, et contre le crime d’un jour semblait amasser de l’immortalité.

Il y avait là de quoi plaire aux esprits absolus, aux imaginations ardentes, aux cœurs généreux. C’est dire que les revenans de Décembre trouvèrent surtout crédit dans la jeunesse. Loin que le manque de mesure offense son goût, l’outrance des sentimens comme celle des gestes est un besoin de cet âge, il songe à déployer ses forces plus qu’à les employer. Et comme, n’ayant pas souffert, cette jeunesse ne pouvait sentir les mêmes rancunes que les victimes de l’Empire, elle satisfit sa passion de l’extrême en s’attachant aux conséquences les plus hardies du régime républicain. Ainsi, par cette poussée des disciples qui transforme les doctrines des maîtres, les révolutionnaires modérés en tout, sauf en leur haine de Napoléon, virent diminuer leur importance, et une autorité croissante appartint aux révélateurs de vastes changemens. Lorsqu’en 1868 la presse et les réunions devinrent libres, ce parti était le plus impatient d’agir, le plus apte à soulever les passions. Les tribunes populaires qui se dressèrent dans les grandes villes furent en fait accaparées par lui. Il sut plus que tout autre fonder des journaux pour lesquels il trouva des ressources. Le prestige des vieilles renommées, l’audace des jeunes énergies, la complicité même de ses adversaires lui furent un secours. Le Français, téméraire d’imagination et timide d’actes, vit en conservateur et rêve en révolutionnaire. Rien ne refroidit son goût tout intellectuel du changement comme la crainte d’être troublé dans ses habitudes par le succès des réformes ; il lui faut des agitations qui ne soient pas des ébranlemens. La solidité de l’Empire rassurait ces frondeurs, leur permettait de goûter à la fois les deux satisfactions entre