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matin. « Petit dîner chez moi, » écrit Hardenberg dans son Journal. « Les maréchaux Augereau, Ney ; Dessaix, Sébastiani, Saint-Marsan. J’annonçai le départ du Roi, qui eut lieu le matin avec les troupes, sans toucher Berlin ; prétexte du départ, la formation d’une nouvelle armée comme contingent. » Le Roi était le 25 à Breslau. Bientôt les troupes y affluèrent, puis le gouvernement s’y rallia.

La lettre d’Alexandre du 6 janvier y arriva le 28, et, le même jour, un courrier de Krusemarck, relatant l’audience que cet envoyé avait eue de Napoléon le 12. Napoléon, disait-il, réclame l’exécution du traité de 1812 ; il affecte la confiance dans la loyauté du Roi, dans son intérêt même ; il insinue qu’il pourrait abolir les clauses de Tilsit trop dures pour la Prusse ; il laisse même entrevoir des avantages : « Quant au duché de Varsovie, il peut m’être indifférent qu’il conserve la forme actuelle, qu’il passe à l’Autriche ou à la Prusse ; mais à la Russie, jamais ! » Et voilà Frédéric-Guillaume encore une fois arrêté dans le carrefour inquiétant, qu’il connaît trop, où il n’a que trop souvent piétiné, le carrefour des âmes perplexes, des cœurs flasques, des consciences vétilleuses : il s’y est égaré en 1803, perdu en 1805 ; il n’en est sorti, en 1806, que pour se jeter dans les chemins périlleux et y tomber.

Napoléon, l’ennemi implacable, exige des soldats, un acte qui constituera une vraie trahison du Roi envers sa propre cause, ses sujets, sa couronne, et, pour tout avantage, il indique très vaguement un partage du duché de Varsovie, d’où il faudra, d’abord, déloger les Russes. Alexandre, l’ami du cœur, toujours regretté, toujours désiré, ne demande qu’une défection à l’alliance contrainte, le divorce d’un mariage forcé, nul en son essence et en sa cause ; il promet formellement de rétablir la Prusse en sa splendeur et puissance, et, avec lui, parle toute la nation prussienne. Pourtant, Frédéric-Guillaume hésite encore. L’empressement de ses sujets de la vieille Prusse au-devant d’Alexandre l’offusque ; cette délivrance ressemble à une invasion et prend des airs de conquête. Il se rappelle les arrière-pensées des Russes en 1805 ; puis la lenteur de leurs armées de secours. Il se représente Napoléon, l’homme du prodige, rebondissant jusqu’à la Vistule ; la Prusse dévastée, anéantie. Il voudrait se procurer toutes les sûretés, de toutes les mains, en cas de tout événement.